La «bombe» de la flat tax: des estimations exagérées? edit

8 novembre 2017

Dans un article du Monde daté du 25 octobre, le professeur Gabriel Zucman de l’université de Californie à Berkeley, spécialiste reconnu de l’optimisation fiscale des entreprises et des ménages, affirme que la flat tax sur les revenus du capital, du seul fait de la substitution par des indépendants et dirigeants d’entreprise de dividendes aux salaires, menace de coûter au budget de la nation environ 10 milliards d’euros par an à l’issue du quinquennat, après la réforme de la CSG, de l’impôt sur les sociétés, et de la fiscalité des dividendes.

Le chiffre de 10 milliards, qu’il qualifie de « bombe à retardement », semble surprenant alors que les recettes totales de l’impôt sur le revenu s'élèvent actuellement à environ 70 milliards d’euro, et que les contribuables très aisés dont parle l’économiste – soumis à la tranche marginale à 45% et bien loin d’être tous des dirigeants d’entreprise salariés  – se sont acquittés en 2015 de… 9,5 milliards d’euros d’impôt sur le revenu[1]. Nous avons donc souhaité évaluer la plausibilité des hypothèses générant un coût budgétaire aussi élevé. Un court article paru en réponse dans le journal Le Monde expose le principe de notre argument ; les détails du calcul et les sources utilisées sont détaillés ici.

À quelle assiette fiscale s’applique le différentiel de 15% ?

Avant tout, il convient de noter que les seuls acteurs pour lesquels le différentiel de 15% est pertinent – outre le fait qu’il s’agit essentiellement de cadres de grandes entreprises ne disposant pas de la liberté de choisir de se verser une rémunération en salaires ou en dividendes – représentent une base fiscale totale, en termes de salaires, inférieure au montant envisagé par le professeur Zucman pour la part de ces revenus qui serait arbitrée en dividendes. L’auteur suggère, dans son « scénario central », qu’environ 2,5% du PIB, soit plus de 50 milliards d’euros, se déplacerait des salaires aux dividendes, un montant impressionnant qui représenterait plus de 10% des sommes déclarées comme salaires et traitements à l’IRPP en 2015 par les foyers imposés[2].

Tous les foyers ne seraient pas soumis à une différence de taux de 15%. Le professeur Zucman met en ligne sur son site internet[3] le détail des calculs, une volonté de transparence qu’il convient de saluer. On y lit que la différence de 15% de taux d’imposition marginale entre salaires et dividendes qui se creusera à la suite de la mise en œuvre de la flat tax nécessite en particulier que le salarié-dirigeant concerné soit assujetti à la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus de 3 ou 4% (selon le revenu). Cette contribution est acquittée par 30 000 foyers fiscaux, et ses recettes sont d’environ 500 millions d’euros ; or le total des revenus fiscaux de référence des foyers qui y sont assujettis est, en tout état de cause, inférieur à 40 milliards d’euros, une fois pris en compte le seuil d’application de 250 000 euros (ou 500 000 euros pour un couple)[4].

Tous ces revenus ne sont pas des salaires. Faisons dès lors l’hypothèse, fondée sur les statistiques disponibles pour les revenus supérieurs à 300 000 euros[5], qu’environ 35% de ces (très) hauts revenus se compose de salaires. On obtient 14 milliards d’euros nets, soit, au maximum, une base de salaires « super bruts » avant cotisations patronales et salariales de 25 milliards d’euros – avec des hypothèses conservatrices de cotisations patronales et salariales égales à environ 40% du revenu super brut pour les très hauts revenus[6]. Dans une telle hypothèse, le montant total des salaires affectés par le différentiel de 15% serait donc largement inférieur à celui de 50 milliards d’arbitrages impliqués par l’estimation du coût budgétaire par le professeur Zucman[7].

Tous ces salaires ne sont pas des salaires de dirigeants d’entreprise. Selon l’INSEE, environ un quart des « très hauts salaires du secteur privé » (qui sont aussi cadres de grandes entreprises, sportifs professionnels…) correspond au cas de dirigeants salariés[8]. Ainsi, même dans un cas hypothétique improbable dans lequel tous ces dirigeants salariés à très hauts revenus auraient la liberté de décider que l’ensemble de leur salaire soit désormais versé sous forme de dividendes, et où tous ces acteurs mettraient effectivement en œuvre cet arbitrage sur l’ensemble de leurs revenus salariaux, le coût budgétaire additionnel de cette optimisation fiscale n’atteindrait pas même un milliard d’euros (15% fois 25% fois 25 milliards), soit un dixième du montant de 10 milliards évoqué dans la tribune du Monde.

Qui est « Marcel »  ?

En second lieu, les dirigeants d’entreprise, qui disposeront effectivement d’une telle liberté d’arbitrage, sont en moyenne – et dans leur immense majorité – soumis à des taux d’imposition sur les salaires bien inférieurs à ceux choisis par le professeur Zucman pour aboutir à une différence de 15%.

94% des entreprises françaises sont des très petites entreprises (TPE). Selon les données DADS-INSEE 2014, la rémunération moyenne d’un dirigeant salarié est d’environ 60 000 euros annuels[9]. Un tel dirigeant « moyen », le fameux « Marcel », patron de PME, de l’article du professeur Zucman, évidemment non assujetti à la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, verrait un euro additionnel de salaire soumis à des cotisations déplafonnées d’environ 24%, à une CSG post-réforme de 9,2%, puis à un taux marginal d’IR de 30%, après déduction de 10% des frais professionnels (en dessous de 120 000 euros de revenus). On ne tient pas compte ici des 6,3% du salaire brut cotisations plafonnées chômage, en dépit du fait que ces revenus sont inférieurs à 4 fois le plafond de la sécurité sociale, puisqu’il s’agit de cotisations contributives, ouvrant droit à l’assurance-chômage, et qu’un dirigeant qui souhaiterait se verser des dividendes devrait souscrire séparément à une assurance-chômage au coût incertain, mais peu différent de ce taux de cotisation.

Son imposition totale s’élèverait donc, à la marge, à 51%, soit un différentiel de seulement 3% avec le taux de 48% qui pèserait sur les mêmes sommes (impôt sur les sociétés de 25%, puis flat tax à 30%), s’il choisissait de se les verser sous forme de dividendes. Une telle différence, d’ailleurs inférieure à celle qui existait en France après l’instauration du prélèvement libératoire en 2007, ou même auparavant avec l’abattement de 40% sur les dividendes, est moins susceptible de générer de l’optimisation massive – surtout après avoir pris en compte l’ensemble des avantages sociaux attachés au statut de salarié, et les risques juridiques d’une requalification de la rémunération, voire d’une condamnation pour abus de droit.

Quid des médecins et des avocats ?

Peu de choses changent en ajoutant les indépendants. Les seuls susceptibles de transférer leur statut (à un coût réglementaire et financier non négligeable) pour passer de l’imposition sur le revenu à l’impôt sur les sociétés sont ceux actuellement soumis, soit au régime réel des Bénéfices Industriels et Commerciaux, soit au régime de la déclaration contrôlée des professionnels pour les Bénéfices Non Commerciaux, soit environ 40 milliards d’euros déclarés de revenus d’activité – les autres, micro-entrepreneurs ou autres régimes simplifiés, n’y auront pas intérêt fiscalement.

Les trois quarts des indépendants, selon les données INSEE[10], perçoivent moins de 43 000 euros par an. Seul le premier décile d’entre eux, au-dessus d’environ 80 000 euros annuels et aux revenus proches du premier percentile des salaires du secteur privé, est susceptible de voir émerger le différentiel de taux étudié précédemment. Ce premier décile des indépendants, selon les données de l’INSEE, perçoit environ 30% des revenus totaux des indépendants, et, du fait du plafonnement des cotisations vieillesse à 5 fois le plafond de la Sécurité sociale au RSI, sera soumis en 2022 à des cotisations sociales proches, CSG incluse, d’environ 21%.

En supposant une tranche marginale d’imposition à 45% (exagérée pour la plupart de ces hauts revenus d’activité), le différentiel de taux atteindrait donc environ 10%. En faisant l’hypothèse que la moitié de ces très hauts revenus d’activité décide en effet de franchir le pas de se constituer en société (une estimation certainement haute, étant donné les coûts réglementaires, les risques de requalification, et la perte des nombreux avantages associés au régime BNC, comme la déduction d’un certain nombre de frais professionnels entendus au sens large par l’administration fiscale), on trouverait pour ces arbitrages réglementaires une perte fiscale de l’ordre de 1 à 2 milliards. Une fois encore, il s’agit ici d’une estimation haute : le changement de statut fiscal est complexe et risqué pour un indépendant exerçant une profession libérale, le fisc pouvant plaider l’abus de droit ; d’autre part, le différentiel de taux marginaux, en-dessous des 5% d’indépendants aux revenus les plus élevés, est dans l’ensemble inférieur aux estimations proposées ici.

Un coût budgétaire très loin de la « bombe à retardement » évoquée 

Sans préjuger de l’efficacité d’une telle réforme de la fiscalité du capital pour inciter à l’investissement, ou de son effet sur les inégalités de revenus, deux sources légitimes de réticences, on peut donc raisonnablement affirmer que son coût, après optimisation fiscale, sera très inférieur aux 10 milliards d’euros évoqués par la tribune.

Admettons en effet que le différentiel de taux d’imposition « moyen » sur les salaires auquel est soumis un dirigeant salarié ou un indépendant, du fait de la progressivité du système fiscal, soit supérieur au taux d’imposition auquel est soumis le dirigeant moyen, et se situe à un niveau intermédiaire entre les 3% de « Marcel » et les 15% du professeur Zucman, soit autour de 7 à 9%. Il faudrait alors que 100 milliards d’euros de salaires (5% du PIB, soit un cinquième des salaires actuellement déclarés à l’IRPP) se déplacent vers les dividendes pour atteindre le chiffre de 10 milliards évoqué par le professeur Zucman. Un tel montant d’income shifting est hautement improbable, la France comptant environ 140 000 dirigeants salariés selon l’INSEE[11], dont 100 000 dirigent des entreprises de moins de 20 salariés et touchent un salaire net moyen (incluant les complémentaires santé obligatoires) de 48 000 euro.

Avec un montant d’income shifting de 1,5% du PIB, similaire à celui observé aux États-Unis suite à l’ouverture d’un tel arbitrage entre S-corporations et C-corporations, et un différentiel de taux de 8% en moyenne, on trouve un coût budgétaire d’environ 2,5 milliards d’euros, qui, compte tenu des calculs développés plus haut, est sans doute une borne supérieure pour l’estimation du coût budgétaire de l’optimisation fiscale.

Bien entendu, l’ensemble de ces estimations de coûts ne tient pas compte des éventuels effets positifs de la réforme en terme de recettes budgétaires : la baisse de la fiscalité sur le capital devrait en théorie bénéficier à l’investissement productif, et donc aux recettes fiscales via la croissance économique générée ; plus encore, il est possible qu’une part des revenus, aujourd’hui soustraits à l’impôt par des mécanismes d’évasion et d’optimisation fiscale du fait des taux élevés d’imposition des dividendes au barème général, se matérialise par des rentrées fiscales additionnelles, à l’exemple des mécanismes de rapatriement ouverts aux contribuables disposant de ressources en Suisse ou dans d’autres pays à la fiscalité avantageuse.

Si la possibilité de tirer profit de la nouvelle fiscalité est évidente, et s’il est raisonnable de s’inquiéter qu’à la marge certains chefs d’entreprise indépendants arbitrent une partie de leurs salaires pour préférer se les verser sous formes de dividendes (un comportement que le fisc français, peu réputé pour son indulgence, ne manquera pas d’examiner en détail), les montants concernés sont donc bien trop faibles pour imaginer un coût supérieur à celui inscrit au budget de plus d’un à trois milliards d’euros au maximum, et ce sans même tenir compte des bénéfices attendus de la réforme fiscale.

 

[1] Annuaire statistique 2016, Direction générale des finances publiques, tableau 219.

[2] Annuaire statistique 2016, Direction générale des finances publiques, tableau 202.

[3] http://gabriel-zucman.eu/flat-tax-macron/

[4] Le total des revenus fiscaux de référence des foyers dont le revenu est supérieur à 300 000 euros est d’environ 35 milliards d’euro, selon les données IRCOM 2015.

[5] Fichier Localisé Fiscal et Social, Insee-DGFIP-Cnaf-Cnav-CCMSA 2016, tableau « métropole » ; et données « Impôt sur le revenu des communes » 2015.

[6] La réalité est inférieure. Les cotisations déplafonnées représentent environ 24% des salaires super bruts, mais pour des hauts revenus, les cotisations plafonnées ne représentent qu’une part relativement faible du salaire super brut, autour de 5%.

[7] Notons que ce montant de 14 milliards de traitements déclarés par les très hauts revenus est environ égal à celui des données « Impôt sur le revenu des communes » 2015, après extrapolation linéaire pour les salaires des foyers aux revenus supérieurs à 250 000 euros.

[8] Source INSEE-Déclaration annuelle des données sociales.

[9] Enquête « Salaires des cadres dirigeants et des dirigeants salariés en 2014 », INSEE-DADS.

[10] INSEE, Base DADS et Base Non-salariés ; et enquête « Emplois et revenus des indépendants » 2015.

[11] Enquête « Salaires des cadres dirigeants et des dirigeants salariés en 2014 », données annuelles de 2009 à 2014.