Et si le taux d’intérêt naturel était plus bas qu’on ne le pense? edit
De nombreux acteurs du marché, analystes et décideurs politiques estiment qu’après la fin du cycle actuel de politique monétaire, les taux d'intérêt resteront nettement plus élevés qu'avant la pandémie. Par exemple, les projections les plus récentes du Congressional Budget Office prévoient des taux d'intérêt finaux autour de 3%, ce qui est beaucoup plus élevé que la fourchette de 0 à 2% observée dans les années précédant la pandémie. Toutefois, ce consensus ne tient pas compte de deux facteurs qui pourraient faire baisser le taux d'intérêt naturel (noté r* et parfois appelé taux d'intérêt d'équilibre, c’est dans un contexte donné le taux d'intérêt qui n’implique ni hausse, ni baisse de l'inflation ; c’est à partir de ce chiffre que l’on estime si une politique monétaire est accommodante ou restrictive).
Dette publique et faiblesse de la demande mondiale
Premier facteur, la dette publique des économies développées et émergentes a atteint des sommets historiques. Aux États-Unis par exemple, les titres d’État détenus par des investisseurs privés représentaient au début du siècle environ 30% du PIB. Ils s’approchent désormais de 100% du PIB et le chiffre continue d’augmenter. Au Chili, généralement considéré comme un bon élève en matière budgétaire dans les pays émergents, au cours de la même période cette part est passée de 5% à 40%.
La logique de l'équilibre partiel suggère qu'une dette plus élevée devrait conduire à des taux d'intérêt plus élevés, mais la logique de l'équilibre général suggère le contraire. Pourquoi ? Comme le dit le proverbe, si vous devez cent dollars à la banque, c'est votre problème. Si vous devez cent millions de dollars à la banque, c'est le problème de la banque. Mais aujourd’hui, ce ne sont pas les banques qui ont un problème : c’est la demande globale, qui n’est pas assez dynamique. Il est peu probable que tous ces pays lourdement endettés continuent longtemps à creuser leurs déficits pour soutenir la demande globale. Par conséquent, une baisse des taux d'intérêt sera tôt ou tard nécessaire pour encourager ménages et entreprises à prendre le relais.
Cela ne se fera pas du jour au lendemain, ni de façon linéaire, car la politique budgétaire est une affaire complexe. Aux États-Unis, par exemple, on ne voit pas de plan d'assainissement budgétaire se profiler clairement. Cependant, les taux d'intérêt sont déterminés au niveau mondial et d'autres régions du monde sont engagées dans un mouvement plus net. Par exemple, l'Union européenne a pris des mesures disciplinaires à l'encontre de sept États membres, dont la France et l'Italie, pour déficit public excessif. De même, la plupart des pays émergents ajustent leurs budget pour freiner l'accumulation de la dette.
En Chine, le problème n'est pas la dette souveraine, mais les hésitations du secteur privé et les faibles marges de manœuvre des gouvernements régionaux, dans un contexte de ralentissement sévère du secteur immobilier. Mais l'impact est le même. La baisse rapide des taux d'intérêt domestiques chinois, malgré les efforts du gouvernement pour les contrer, met en évidence l'attraction gravitationnelle d'une demande insuffisante. La situation de la Chine pourrait même être un indicateur avancé d'une tendance mondiale qui verrait l’insuffisance persistante de la demande conduire à une baisse des taux d'intérêt.
Une correction sur la prime de risque?
Le deuxième facteur qui pourrait favoriser une baisse des taux au niveau mondial concerne la prime de risque. Il s’agit, rappelons-le, du supplément de rendement exigé pour un investissement jugé risqué (classiquement, du capital-risque) par rapport un placement considéré comme sûr.
Cette prime pourrait bientôt subir une correction. Depuis l'éclatement de la bulle Internet en 2000 jusqu'à la pandémie de COVID-19, le rendement attendu du capital-risque est resté relativement stable, tandis que le taux d'intérêt sur les placements sûrs baissait, notamment après la Grande Récession. Cette baisse a en quelque sorte servi de soupape de sécurité à une augmentation progressive de la prime de risque (augmentation due à une prise de conscience accrue des risques mais aussi à l’évolution rapide des réglementations).
Mais depuis 2020, avec les taux élevés, cette prime de risque s'est largement évaporée. Les partisans d'un scénario « High for long » (des taux hauts pendant lontemps) affirment que la résistance de l'économie mondiale à des taux élevés suggère que le taux d'intérêt d'équilibre (r*) doit être plus élevé que ce que l'on pensait auparavant.
Mais ils négligent un détail crucial : depuis la fin de 2023, la faiblesse de la prime de risque a maintenu des conditions financières plus accommodantes que ne le laisseraient supposer les seuls taux d'intérêt.
Or il n'y a aucune raison fondamentale pour que la prime de risque reste indéfiniment basse. Il est au contraire probable qu’elle augmente. On ne sait pas encore si cet ajustement sera brutal ou progressif. Historiquement, les ajustements significatifs ont souvent été motivés par les variations des taux d'intérêt sur les actifs sûrs, davantage que par ceux des marchés d'actions. Les récentes turbulences sur les marchés, caractérisées par une chute brutale mais temporaire du prix des actions parallèlement à une baisse soutenue des taux d'intérêt, pourraient indiquer le début de ce processus de normalisation.
En résumé, alors que l'opinion dominante prévoit une période prolongée de taux d'intérêt élevés après le cycle actuel de politique monétaire, je reste sceptique. Les forces combinées d'une demande globale limitée en raison de la dette mondiale et d'une normalisation probable de la prime de risque suggèrent un résultat différent : un retour à l'environnement de taux bas qui a caractérisé l'ère pré-pandémique.
La version anglaise de cet article est publiée par notre partenaire VoxEU.
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Références
CBO – Congressional Budget Office (2024), “An Update to the Budget and Economic Outlook: 2024 to 2034”, Washington, DC, 18 June.
Caballero, R J and E Farhi (2018), “The Safety Trap”, The Review of Economic Studies, 85(1), 223-274.
Caballero, R J, E Farhi, and P O Gourinchas (2017a), “The Safe Assets Shortage Conundrum”, Journal of Economics Perspectives, 31(3), 29-46.
Caballero, R J, E Farhi, and P O Gourinchas (2017b), “Rents, Technical Change, and Risk Premia: Accounting for Secular Trends in Interest Rates, Returns on Capital, Earnings Yields, and Factor Shares”, American Economic Association Papers and Proceedings, May.
Mian, A, L Straub, and A Sufi (2021), “Indebted Demand,” Quarterly Journal of Economics, 136(4),2243-2307.