Ces médiateurs politiques dont les métropoles ont besoin edit
Au printemps 2021, la Fondation de l’écologie politique a organisé les premiers « États généraux de la société écologique post-urbaine » à Villarceaux, haut-lieu de gentrification rurale (countryfication pourrait-on dire), au cœur du Parc naturel régional du Vexin français, dans l’Oise métropolisée[1]. Au programme, une « marche funèbre de la métropole » et un « serment du post-urbain ». Les objectifs ? « N’abandonner personne à l’enfer du béton et aux fournaises urbaines », engager la « rupture anthropologique », passer « de la géographie officielle aux biorégions », etc. Galvanisée par l’auteur des Métropoles barbares, qui propose de « désurbaniser la terre et démondialiser la ville »[2], cette nouvelle bouffée d’urbanophobie est alimentée par la pandémie et par « l’exode urbain » qu’elle aurait déclenchée. Elle converge avec le mot d’ordre de « dé-métropolisation » que porte le Rassemblement National de Marine Le Pen depuis une décennie.
Métropoles: stop ou encore?
Les extravagances de cette communion néo-rurale pourraient faire sourire mais l’époque invite à ne pas prendre à la légère la convergence idéologique des radicalités multiples. L’urbanophobie ambiante se nourrit en première intention d’aspirations individuelles sympathiques et de plaidoyers vertueux. Il y est question de remettre la main sur un certain nombre de choix concernant la vie quotidienne, de promouvoir de nouvelles solidarités, d’inventer des sobriétés rédemptrices, de replacer la nature au cœur des projets de vie, de raconter les identités dans leur grandeur originelle… Insidieusement pourtant, c’est le poison du populisme post-urbain qui s’y répand, convaincu que la société métropolitaine joue contre les campagnes, ce qui permet à ses prophètes de faire une croix sur les défis politiques de ladite société. Retour au réel. Même si la France n’est pas le pays d’Europe le plus urbanisé, rappelons que 95 % des ménages vivent dans l’aire d’attraction d’une ville et autour d’elle ; que 40 % des habitants vivent dans des agglomérations de plus de 200 000 habitants, dont les 22 fameuses métropoles ; et que 21 d’entre elles ont gagné de la population de 2013 à 2018.
Comment les intellectuels appréhendent-ils ce vent de défiance et de colère contre les métropoles, qui par ailleurs n’apporte rien sur le fond à la réinvention des campagnes ? C’est là que les choses se compliquent un peu. Un vaste programme national de recherche-action partenariale a mobilisé ces deux dernières années une bonne part de la communauté scientifique de la ville et de l’urbain, en lien étroit avec les technostructures et les exécutifs de 15 métropoles hors Paris[3]. Les résultats, médiatisés pour l’occasion sur des points saillants, fonctionnent en balancier : hier, les métropoles sont tombées dans la CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) en relayant trop complaisamment le discours de la mondialisation néolibérale[4] ; aujourd’hui commence le temps de la métropole hospitalière, résiliente et coopérative, celle qui ne fera face aux défis écologiques et sociaux de son temps qu’en redonnant la parole aux citoyens et le primat à la proximité.
Il nous semble que ce message de contrition risque de surjouer l’opposition à un pouvoir métropolitain qui serait fatalement assujetti au marché, à ses élites et à ses impuissances technocratiques, en se livrant à l’appel de la rédemption, via la parole citoyenne libérée et les mobilisations alternatives. À l’heure où les métropoles sont dans un tourbillon de rapports de forces, de contradictions et d’innovations, nous faisons l’hypothèse que ce sont d’abord les capacités de médiation politique et de régulation publique qui sont mises à l’épreuve et qui constituent la grande promesse des concordes à venir.
Par médiation politique, nous entendons tous les acteurs qui se saisissent publiquement des problèmes (posés à la société ou générés par celle-ci) et qui ont la volonté de mettre en récit de nouvelles solutions collectives qui s’adressent à tous. Par régulation publique, nous entendons les instances et les espaces de décision qui permettent de traduire ces alertes et ces propositions en programmes et en dispositifs structurants. Les « médiateurs » du moment métropolitain sont en quelque sorte les acteurs en capacité d’incarner et de formuler les représentations d’un futur partagé. Ce sont des réformateurs au sens social-démocrate : ils transforment les défis collectifs en politiques publiques autour de compromis responsables. Nous plaidons pour que cette conception du dialogue social, qui donne aux « corps intermédiaires » une place délibérative cardinale, regagne l’agenda des métropoles sur trois enjeux en particulier : la complexité des politiques publiques à mettre en partage, l’extrême diversité des acteurs qui font l’effervescence métropolitaine, enfin l’interterritorialité conflictuelle et dynamique qui relie les pouvoirs locaux entre eux.
Penser le monde complexe tel qu’il change
Commençons par l’enjeu le plus difficile pour le moment métropolitain. En termes de régulation publique, les métropoles affrontent des problèmes systémiques d’une complexité sans précédent qui, en absence de solutions d’ensemble, les vulnérabilisent structurellement. Dans les années 1950, les élites issues de la Résistance ont su concentrer les énergies et les élans humanistes sur une rupture de « modernisation » qui a permis, à l’échelon national, le volontarisme éclairé des « forces vives » (et notamment grâce à des « technocrates » gaullistes et mendésistes). Un changement de logiciel d’une amplitude comparable doit être impulsé à l’échelon métropolitain pour dépasser les solutions « corne d’abondance » d’une puissance publique placée sur la défensive, assiégée à la fois par les sentiers de dépendance des corporations et les colères éruptives de la vox populi. Les métropoles doivent accepter de prendre du recul et de faire appel à des prospectivistes pour repenser le vivre ensemble. Dans chaque métropole, la synergie des atouts et des fragilités est conditionnée par des compromis qui sont difficiles à conceptualiser et qui restent à négocier.
La médiation de la complexité métropolitaine, c’est accepter de donner toute leur place à des analyses de fond sur les transformations du monde et sur les gageures de la planification stratégique. Les défis de solidarité, d’égalité, de sécurité et d’économie compétitive nécessitent énormément de matière grise partagée et d’audace stratégique. Ils appellent des croisements d’expertises à l’échelle internationale. La mise en équation de ces enjeux ne se résoudra pas seulement dans les arènes participatives, aussi vertueuses et citoyennes soient-elles. Elle s’élaborera au sein de forums de politiques publiques où s’opère un travail intellectuel courageux et sans démagogie sur ce qui fait système et sur ce qui fera sens demain. De la qualité de ces controverses intellectuelles naîtront, dans chaque métropole, les nouveaux compromis en faveur du développement économique, du progrès social et des émancipations culturelles.
Les métropoles ont besoin de médiateurs de la complexité : des scientifiques, experts et ingénieurs qui sauront analyser, confronter et traduire les prospectives aménagistes en promesses collectives adossées à des politiques publiques transversales audacieuses.
Construire les nouvelles solidarités de la société des individus tous singuliers
Le deuxième enjeu du moment métropolitain concerne les convergences qu’il faut refaire émerger au sein d’une société où les individus sont de plus en plus convaincus de leur singularité et en quête de micro-collectifs distinctifs. La médiation de la diversité doit justement permettre aux personnes de dépasser les « épreuves de la vie » telles que les décrit Pierre Rosanvallon avec sa lecture de la société des ressentis : mépris, injustice, discrimination, incertitude[5]. Nous partageons son explication socio-historique, mais pas forcément son aboutissement politique. Oui, les écarts croissants entre les faits objectivés et la façon dont « les gens » les vivent érodent systématiquement les bénéfices espérés des politiques publiques. Mais non, le ressenti ne peut pas devenir la boussole de ces politiques.
Le « sentiment de » (insécurité, invasion, fracture, abandon, oubli, etc.) pourrait conduire très loin. Le ressenti ment d’autant plus qu’il est l’inépuisable expression des différences exacerbées et des singularités toujours frustrées d’être reconnues. L’issue collective n’est pas dans le culte de la subjectivité, elle est dans le rétablissement des médiations qui permettent à fois reconnaissance et dépassement. Les tendances sécessionnistes sont partout. Dans les métropoles, elles sont nombreuses, plurielles, entremêlées. Il faut faire avec, mais faire quoi ? Seules les propositions de nouvelles formes de solidarité volontaire peuvent réagréger des individus emportés par la conviction qu’ils sont uniques en leur genre (y compris parfois au sens propre). Le moment métropolitain, c’est ici le levier de ces nouvelles solidarités, à condition de mettre en place des médiations politiques qui les rendent désirables.
Les métropoles ont besoin de médiateurs de la diversité : des artistes, entrepreneurs et écrivains qui porteront des initiatives-phares à travers lesquelles les habitants se sentiront dignes et fiers de l’effervescence métropolitaine à laquelle ils contribuent et qui les nourrit.
Sortir du champ-clos des métropoles et activer l’interterritorialité
Le troisième enjeu pour le moment métropolitain vient de l’éparpillement des pouvoirs locaux, dans les métropoles comme ailleurs, cause du désarroi des maires confrontés au besoin croissant de solutions « hors périmètre ». Le mythe de la puissance locale souveraine (en clair, la commune) est plus répandu que jamais, y compris dans les métropoles, alors que les solutions de politique publique devraient s’appuyer au contraire sur la démultiplication des transactions entre territoires voisins, en réseau et à plusieurs échelles. Pour l’élu, ce n’est plus du tout le même « métier ». La décentralisation a ouvert une époque où chaque pouvoir local était invité à faire la preuve de son efficacité solitaire, fût-ce par le savoir contractuel consistant à faire payer à d’autres les investissements pour soi. L’intercommunalité est actuellement un ersatz de fédéralisme local, au profit de fédérés qui demeurent au fond tous rivaux. Rien d’étonnant à ce que, quarante ans plus tard, on en soit revenu aux défiances catégorielles entre strates de villes et aux fantasmes du clivage urbain/rural.
La médiation de l’interterritorialité, c’est un bouleversement profond de la culture politique encore empreinte de puissance souveraine. Elle consiste à faire de la coopération non pas la cerise sur le gâteau, mais le B.A.BA de l’action publique. Elle implique de sortir des principes de commandement quasi militaire des administrations territoriales. Elle invite les élus à représenter non plus des territoires, mais des relations entre territoires. Elle met le citoyen en adéquation avec l’habitant, qui circule déjà abondamment d’un territoire à l’autre.
Les métropoles ont besoin de médiateurs de l’interterritorialité métropolitaine : des élus, porteurs de projets et porte-paroles qui sauront raconter les bases d’un vivre ensemble où tous les habitants se sentiront citoyens métropolitains, hors périmètre, sans exclusive ni ostracisme, qu’ils résident au centre-ville, dans un quartier, en périphérie, dans un bourg ou dans un village.
Complexité, diversité, interterritorialité… À l’heure où les prophéties antisystème fleurissent et où faire plier l’autre est devenu le summum de la vista politique, le retour à la confiance dans la représentation politique dépend peut-être, en premier lieu, de la capacité de ces médiateurs du moment métropolitain à mettre en récit des priorités partagées pour des politiques publiques plus rassembleuses.
[1] https://www.post-urbain.org/
[2] Guillaume Faburel, professeur à l’Institut d’urbanisme de Lyon
[3] Programme POPSU Métropoles, http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/plateforme-d-observation-des-projets-et-strategies-r81.html
[4] Texte pamphlétaire d’Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti (2018), https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01724699v2
[5] Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie, Seuil, 2021.
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