Les indignés d’Amérique edit

Nov. 4, 2011

Occupy Wall Street est un mouvement social non identifié. Les indignés de la place Tahrir en appelaient à la démocratie. Ceux de la Puerta del Sol réclamaient des jobs. Ceux de la Place Syntagma s’insurgeaient contre la chape d’austérité infligée par la Troïka. La protestation contre Wall Street relève d’une composition chimique infiniment plus complexe.

Il est toujours difficile de remonter précisément le fil d’une protestation surgie du Web. Néanmoins, tout le monde s’accorde pour localiser l’origine de cette révolte dans un article d’Adbusters, un magazine se réclamant du post-anarchisme, fondé à Vancouver en 1989. L’article qui aurait galvanisé les ardeurs, « Revolution in America », est signé Micah M. White, un senior activiste et écrivain. Rédigé d’une plume exaltée, il s’agit d’un appel à l’insurrection contre un gouvernement américain décrit comme décadent, corrompu, bras armé des milieux financiers. Jusqu’ici, dira-t-on, rien de bien nouveau. Mais le pire, écrit l’auteur emporté par une vision millénariste, c’est que la « corporocracy » américaine détruit la nature, les espèces, les glaciers, et remplit les océans d’acides. Bref, il est légitime d’éradiquer le gouvernement américain pour sauver l’humanité. Dans un article de la New York Review of Books de novembre 2011, Michael Greenberg enquête sur les différents aspects d’Occupy Wall Street, et découvrant la prose de Micah M. White, il s’exclame : « Ce qui est offert (dans cette rhétorique) aux sympathisants sans cesse plus nombreux de OWS, c’est une bombe pour l’esprit, un détox mental. »

Véhiculé par les réseaux sociaux, le message a imprégné quelques esprits et c’est ainsi qu’une douzaines de jeunes regroupés à Bowling Green le 2 août se sont sentis investis d’une mission et ont initié le mouvement ( « Notre rêve était de créer une New York General Assembly », relate le journal d’OWS). On connaît la suite : installation d’un campement le 17 septembre à Zucotti Park dans le sud de Manhattan et une dissémination dans différentes villes aux États-Unis – environ 150 villes fin octobre. Il est difficile de chiffrer le nombre des tentes à New York, mais leurs occupants ne dépassent pas plusieurs centaines de personnes auxquelles s’adjoignent, dans la journée, quelques milliers de supporters, dont quelques intellectuels ou artistes connus (le sociologue Tod Gitlin, l’actrice Susan Sarandon, le réalisateur Michael Moore, etc.). Une analyse conduite par un journaliste du Washington Post conclut à une participation de 70 000 personnes dans tous les États-Unis pour la manifestation du 15 octobre, chiffre modeste à l’aune de la mobilisation à seulement Madrid : 500 000 personnes.

Par sa composition, le mouvement s’affilie aux actions lancées dans les pays d’Europe du sud en mai-juin 2011. Sa pointe avancée est constituée d’étudiants révoltés, anxieux pour leur avenir ou incertains de pouvoir continuer à financer leurs études. Rappelons qu’aux États-Unis, 41% des jeunes obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur (donnée OCDE 2008 sur la population des 25-34 ans), un étiage assez proche de la France (42%) ou de l’Espagne (39%). À ce noyau dur s’agrègent d’autres personnes confrontées à la précarité. Ainsi, le nombre de chômeurs parmi les 15-24 ans a été multiplié par deux aux Etats-Unis entre 2000 et 2010 (il passe de 9,3 à 18,4%), et, pour cette même période, il a été multiplié par trois pour les 25-34 ans (il passe de 3,7 à 10,1% – données de l’OCDE). Ici comme ailleurs, la fragilité économique et la peur du déclassement engendrent une défiance envers les pouvoirs politiques et le bipartisme : pour beaucoup de citoyens, les gouvernants se sont disqualifiés par leur impuissance à réguler la finance. Plus, ces derniers sont suspectés de connivence avec elle. Tout de go, deux Américains sur trois pensent que Barack Obama, selon le Pew Research Institute, en fait trop pour les riches. En rage face à une société qui avance sans boussole, ces militants rétorquent indignation morale et auto-organisation.

Par sa forme, le mouvement épouse le modèle du phalanstère exemplaire que les jeunes Espagnols avaient inauguré (voir mon article du 13 juin 2011, « Qui sont les indignés de la Puerta Del Sol ? »). Le village repose sur une organisation matérielle coopérative : distribution de vêtements et de couvertures, fabrication et distribution de plusieurs milliers de repas par jour, mise en place d’une bibliothèque, lavage des vêtements, balayage des ordures. Dans un pays rompu aux hearings et à la démocratie décentralisée le mode de décision par consensus a trouvé naturellement à s’exercer. Les conférences de consensus obéissent à des règles précises : on ne vote pas, on délibère longuement, et on adopte, sauf si intervient un veto qui bloque tout. Elles font même l’objet d’un groupe de réflexion de 175 membres, appelé facilitation, qui vise à en améliorer le fonctionnement. Une multitude de groupes s’activent sur les sujets les plus divers, des plus concrets aux plus intellectuels (économie alternative, art et culture, réformes politiques, etc.). Se confortent mutuellement réunions « sur le terrain » et groupes de discussions sur le site occupywallstreet. Enfin, comme chez les indignés européens fidèles à une éthique égalitariste, ne se profile aucun leader, aucun porte-parole.

Pas de projet politique clair ne se dégage, au delà de quelques pistes issues de la mouvance écologistes – autre croissance – ou alter mondialiste – haro sur la finance. De surcroît, on décèle dans cette mobilisation plusieurs traits des créatifs culturels qui conjuguent vision écologique, implication sociale et développement personnel (cf. Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, « L’émergence des créatifs culturels », éd. Yves Michel, 2001). Cet impressionnisme ne relève pas d’une ingénuité, mais bien d’une croyance : c’est en changeant les rapports entre les individus, en misant sur leur capacité à s’auto-organiser et à s’entraider que peut naître une autre société. La loyauté de ces protestataires va vers la démocratie participative et l’exemplarité des comportements, à des années lumières de la scène politique classique. Cette conception des choses est renforcée par l’expérience acquise dans les réseaux sociaux. Les croisés contre Wall Street espèrent davantage faire évoluer les mentalités à long terme qu’obtenir un changement politique immédiat.

Le mouvement, pourtant, comporte une originalité. Il peut se targuer du soutien de deux mouvances qui, en général, ne s’associent dans les luttes sociales. D’une part, les Anonymous, les pirates du Net en veille sans répit pour mener des attaques sur des sites ennemis ; bien entendu Internet opère comme levier de l’organisation du campement, avec au centre, comme l’évoque Michael Greenberg, une plate-forme de commande nommée Global Revolution. D’autre part, des militants syndicaux (des travailleurs des transports, des infirmières, des employés municipaux, etc.) ont rejoint la protestation. Les syndicats, en effet, ont embrayé sur un processus qui dénonce, comme eux, les nuisances sociales du capitalisme financier. Pour le moment, ces représentants des couches populaires ont l’air de trouver ces jeunes absolument « terrific » – selon l’article de la New Yor Review of Books. Mais rien n’indique qu’ils puissent approuver les méthodes issues de la culture du Net : les conférences de consensus, l’envoi des mots d’ordre qui se répercutent de voix en voix à partir du premier rang dans les assemblées, la radicalité guerrière des Anonymous, ou la vision frugale et coopérative des créatifs culturels. Cette alliance du futurisme cybernétique et de la tradition syndicale constitue autant une force qu’une fragilité, elle dessine une convergence improbable qui risque de devenir dissonante.

Mais Occupy Wall Street passionne toute l’Amérique. Dans un article du New York Times du 27 octobre, Andrew Kohut, président du Pew Research Center, note qu’un nombre croissant d’Américains s’intéresse à cette mobilisation et que parmi ceux-ci on relève plus d’approbations à ses objectifs que de rejets (54 % de soutiens selon un sondage de Time magazine effectué le 9-10 octobre). De fait, la protestation fédère la colère de nombreux segments de la société américaine, et pour cette raison, l’écho dont elle bénéficie dans les médias est amplifié et surdimensionné par rapport à la taille des troupes sur le terrain. Symboliquement, elle marque un cran d’arrêt au rêve américain encore chanté il n’y a pas si longtemps avant la crise par Obama, « Yes we can ».

Au delà du symbole, de quoi Occupy Wall Street est-il le nom ? Mises bout à bout ses composantes forment un attelage hétéroclite uni conjoncturellement par une détestation de Wall Street. Mais où mène-t-il ? La conjugaison de la démarche prosaïque du courant syndical, du New Age reconfiguré sous la magie Internet, de la violence des Anonymous, et de la douce musique des créatifs culturels : cette mosaïque laisse perplexe. Soit la neige de novembre l’enterrera, soit, ce qui est plus probable, ce mouvement entrera, sous une forme encore incertaine, dans la bataille politique.