Seuls 5% des enfants pauvres vont à la crèche: le Plan Macron changera-t-il la donne? edit

30 novembre 2018

À 4 ans, un enfant pauvre a entendu en moyenne 30 millions de mots en moins qu’un enfant de famille aisée[i]. Mais seuls 5% des enfants pauvres ont la crèche comme mode de garde principal[ii]. On comprend pourquoi Emmanuel Macron a tant mis en avant la petite enfance dans le Plan pauvreté annoncé le 13 septembre[iii] : c’est avant l’âge de 3 ans que nous pouvons le mieux prévenir la pauvreté des futurs adultes.

Cette approche s’inspire notamment du rapport de Terra nova « Investissons dans la petite enfance » publié en 2017, qui proposait un plan d’action détaillé[iv]. Les récentes annonces du président de la République sont-elles à la hauteur ? Ont-elles une chance de réellement réduire la pauvreté dans 20 ans ?

Une vision nouvelle : prévenir la pauvreté dès la crèche

Avec ces annonces, la petite enfance devient pour la première fois une priorité de la politique de lutte contre la pauvreté. Pour la première fois, l’Etat configure les crèches comme un outil pour prévenir la pauvreté des futurs adultes. Auparavant c’était peu le cas : la politique des crèches avait pour but premier de permettre aux femmes de travailler ; elle s’adressait en priorité aux ménages bi-actifs, rares chez les familles pauvres.

Si la lutte contre la pauvreté confère une telle importance à la petite enfance, c’est dans l’espoir de réduire réellement la pauvreté en 2040 ou 2050, en évitant que les enfants pauvres d’aujourd’hui ne soient les adultes pauvres de demain. Ce nouveau paradigme part d’un constat : l’impasse de la stratégie de réparation des difficultés sociales à l’âge adulte. Celle-ci est coûteuse (le RSA coûte 11 milliards par an), peu efficace (9% des bénéficiaires du RSA retrouvent un emploi chaque année) et parfois désincitative à la reprise d’emploi.

À l’inverse, la stratégie de prévention des difficultés dès l’enfance peut être extrêmement efficace à condition d’être menée tôt, en fournissant aux enfants des familles pauvres un environnement plus favorable dès les premiers mois. Des études scientifiques fameuses l’ont démontré, en suivant sur 35 ans des enfants de familles très pauvres accueillis dans des crèches de haute qualité éducative[v].

La Stratégie Pauvreté s’inspire directement de ces études internationales. Mais pour pouvoir transposer leurs promesses dans les crèches françaises, deux conditions doivent être réunies : accueillir les enfants défavorisés dans les crèches (c’est pour eux que la crèche peut faire une différence aussi importante à long terme) ; leur proposer un environnement de haute qualité pédagogique (la crèche aura peu d’impact si elle consiste juste à garder l’enfant, sans stimuler son développement).

Comment accueillir plus que 5% des enfants pauvres en crèche ?

Les familles pauvres ont aujourd’hui un très faible accès aux crèches : seuls 5% des enfants pauvres ont la crèche comme mode de garde principal, contre 22% chez les familles aisées. Cet écart impressionnant et méconnu s’explique par des facteurs liés à l’offre (les places sont loin des quartiers populaires et largement réservées aux couples bi-actifs) mais aussi à la demande (la crèche n’est pas gratuite pour les familles pauvres ; elles pensent souvent pensent : « Je n’y ai pas droit car je ne travaille pas »).

La Stratégie Pauvreté joue avant tout sur l’offre, via des incitations financières novatrices qui correspondent en grande partie aux recommandations du rapport Terra Nova de 2017. Premièrement, il s’agit de créer de nouvelles places de crèches dans les quartiers populaires : un nouveau bonus financier (6% du coût annuel par place) sera versé aux communes pour toute nouvelle place créée dans un quartier Politique de la ville (QPV). Il s’agit ensuite de favoriser l’allocation des places existantes vers les familles pauvres : un second bonus financier (jusqu’à 15% du coût annuel par place) sera versé aux crèches anciennes ou nouvelles qui accueillent suffisamment d’enfants pauvres. Ce bonus « Mixité sociale » est particulièrement nouveau et courageux.

Ces mesures sur l’offre constituent une évolution prometteuse, mais elles risquent d’être insuffisantes pour changer la donne. On sait d’abord qu’il y aura peu de création de nouvelles places (premier levier) : si elles vont aux enfants pauvres proportionnellement à leur poids démographique – ce qui serait déjà un succès –, ce levier leur apportera 6 000 nouvelles places[vi]. La proportion d’enfants pauvres en crèche (23 000 actuellement) passerait ainsi de 5% à 6,5%. 

Quant à la réallocation des places existantes (second levier), le bonus « Mixité sociale » ne suffira sans doute pas à changer les comportements des élus locaux : il faudra en effet les convaincre d’allouer moins de places aux couples bi-actifs des classes moyennes (qui votent et savent se faire entendre), pour en donner aux familles pauvres (qui votent peu ou pas). Ce mécanisme réussira surtout auprès d’élus très engagés ou sous forte pression financière, d’autant que le bonus prévu est graduel. L’objectif officiel assigné à ce mécanisme (« Couvrir 90 000 places de crèches ») semble donc très optimiste.

On peut en outre regretter la quasi-absence de mesures sur 2 points-clés : la transparence des critères d’attribution (activement revendiquée par Marlène Schiappa lorsqu’elle n’était pas encore ministre) ; la stimulation active de la demande de crèches par les familles pauvres (actions pro-actives pour informer ces familles, les encourager à demander une place, les mettre en confiance).

Sur ce sujet, il est surprenant qu’Emmanuel  Macron n’ait annoncé aucun objectif chiffré précis[vii]. Si la France réussit à accueillir 7% ou 8% des enfants pauvres dans les crèches en 2022, ce sera sans doute déjà un succès de la Stratégie pauvreté. Mais on voit qu’il sera difficile ici de changer la donne en quatre ans : sans doute faudrait-il surtout annoncer un objectif très ambitieux à long terme (« 20% des enfants pauvres accueillis en crèche en 2030 »).

Comment améliorer la qualité pédagogique dans les crèches ?

La Stratégie Pauvreté devrait aussi apporter des progrès en matière de qualité pédagogique des crèches. Celle-ci résulte de plusieurs facteurs : des professionnels en nombre suffisant, ayant reçu une bonne formation initiale, mais aussi et surtout qui bénéficient d’une bonne formation continue et sont mobilisés au quotidien par un projet pédagogique motivant. La Stratégie pauvreté comporte d’ambitieuses annonces en la matière : un « grand plan de formation de 600 000 professionnels » pour promouvoir la qualité pédagogique au service du développement complet de l’enfant.

On peut en espérer des progrès au sujet de la formation initiale, chantier majeur mais dont le contenu reste à préciser, et dont les bénéfices ne commenceront à se concrétiser dans les crèches que d’ici 4 à 5 ans. La formation continue sera aussi incluse dans ce plan, mais des ambiguïtés persistent : si l’effort se limite à fournir plus de journées de formation classiques aux équipes en place, l’impact sera mince. Tout dépend de la mise en œuvre effective de ces nouveaux contenus pédagogiques, qui requiert d’accompagner et de motiver les équipes (celles-ci ayant peu d’incitations financières à cela : la tarification de l’accueil en crèche est identique partout). C’est par exemple un point-clé du programme « Parler Bambin »[viii], qui accompagne les équipes pendant et après la formation (mise en réseau, etc.).

En outre, la Stratégie pauvreté reste trop évasive sur les 3 conditions nécessaires pour que la qualité pédagogique ait un vrai impact contre la pauvreté : les crèches doivent bien sûr accueillir des enfants défavorisés (la pédagogie importe moins si elle touche des enfants ayant déjà un environnement familial très favorable) ; la fréquence d’accueil doit être suffisamment grande (au moins 3 jours par semaine) ; enfin l’accueil doit être de longue durée (au moins 2 ans ou plus, et non pas 6 ou 12 mois).

Même sous ces 3 conditions, tous les programmes pédagogiques en crèche n’ont pas les mêmes bénéfices pour les enfants. Pour savoir ce qu’il en est, il est essentiel de développer des évaluations scientifiques rigoureuses, capables de mesurer l’impact causal d’une approche sur le développement des enfants. La méthode d’évaluation randomisée est celle qui y parvient le mieux, mais elle n’est aujourd’hui utilisée que dans un seul projet (le programme Parler Bambin évalué dans 95 crèches par le CNRS[ix]). En la matière, il faut saluer l’annonce d’un « Fonds d’investissement social » doté de 100 M€ sur 5 ans (dont un quart pour la petite enfance) : il vise justement à financer des recherches-actions ambitieuses assorties d’une évaluation scientifique rigoureuse.

Comment mieux accompagner les parents ?

Au-delà de la crèche, 88% des enfants pauvres de moins de 3 ans sont gardés par leurs parents : cette proportion restera ultra-majoritaire dans 20 ans. Il est donc crucial que ces enfants bénéficient d’un environnement familial plus riche et stimulant. Or ce sujet est trop peu présent dans le Plan pauvreté, qui comprend deux mesures utiles mais encore floues (mieux accompagner les mères vulnérables juste avant et après la grossesse ; recentrer les missions des centres de Protection maternelle et infantile – PMI[x]). Des projets internationaux (comme le "Video Interaction Project" à New-York[xi]) montrent pourtant le fort impact d’un meilleur accompagnement parental centré sur l’éveil de l’enfant.

Nous pouvons en tirer deux enseignements. Il faut d’une part s’appuyer sur les centres de PMI, qui reçoivent 50% des enfants de moins de 1 an : grâce aux liens de confiance noués avec les parents, ils sont bien placés pour leur proposer un soutien en matière d’éveil de l’enfant (notamment en les orientant vers des associations spécialisées, mieux placées pour intervenir sur ces sujets non-médicaux). Il faut ensuite et surtout renforcer la qualité des méthodes d’accompagnement : les approches bienveillantes, personnalisées, participatives mais aussi informées par la recherche ont le plus de chances de succès (contrairement aux approches trop paternalistes ou descendantes, qui font fuir les familles précaires). Or la politique actuelle laisse une liberté entière aux acteurs locaux et évalue peu l’impact des méthodes choisies : ici aussi, le Fonds d’investissement social devrait être essentiel.

 

 

[i] Hart&Risley, "The Early Catastrophe", 1995.

[ii] DREES, étude « Modes de garde 2013 », octobre 2014.

[iii] Présentation complète de la Stratégie sur le site du ministère des Solidarités (pp. 56 à 80 pour ce qui concerne la petite enfance).

[iv] De Bodman et al, Terra Nova, mai 2017. Ce rapport a été co-rédigé par l’auteur du présent article.

[v] Dans le Carolina Abecedarian Project,  les enfants accueillis en crèche ont eu 67% de chances d’obtenir un emploi qualifié, contre 41% pour ceux du groupe témoin : cf. https://abc.fpg.unc.edu/abecedarian-project (ou pour une synthèse en français : https://www.solidarites-actives.com/sites/default/files/2018-03/Ansa_JeuxEnfants_Synthese2017_VF.pdf)

[vi] Soit 20% des 30 000 places que le Gouvernement veut créer au total d’ici à 2022.

[vii] Le seul objectif chiffré est flou et non assorti d’une date : « Entre 10 % et 20 % d’enfants issus de familles pauvres accueillis grâce au « bonus mixité sociale » » (document de présentation de la Stratégie, p. 63).

[viii] Cf. le site du programme national Parler Bambin : www.parlerbambin.fr

[ix] L’évaluation du programme national Parler Bambin couvre 95 crèche et 1 000 enfants entre 2016 et 2021. 2 autres évaluations de Parler Bambin ont déjà été menées à Grenoble en 2018 et à Nantes en 2014 , mais elles ont de fortes limites méthodologiques et sont peu conclusives  : la première a montré un certain impact positif à petite échelle, la seconde aucun – sans doute parce qu’elle n’était pas ciblée sur les enfants défavorisés accueillis plusieurs jours par semaine (elle incluait au contraire de nombreux enfants ayant un environnement familial déjà très favorable).

[x] Document de présentation de la Stratégie, p. 78 et 79. Une autre annonce plus large concerne la création de nouveaux centres sociaux dans les quartiers Politique de la ville, et l’extension de leurs missions de soutien à la parentalité.

[xi] Cf. le site du projet : https://www.videointeractionproject.org/. On notera également le projet d’accompagnement par SMS « One step at a time » mené en Californie : York, Loeb & Doss, 2017, "One Step at a Time: The Effects of an Early Literacy Text Messaging Program for Parents of Preschoolers."