Les Français détestent-ils les riches? edit

8 mars 2012

François Hollande a déclaré qu’il n’aimait pas les riches. Cette opinion est-elle partagée par les Français ? Plus généralement, quelles sont leurs conceptions des inégalités et des injustices ? Alors que la question de la justice est très présente dans la débat présidentiel, une étude sur le sujet (Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Armand Colin, 2011) permet d’y voir plus clair.

Le tableau qui ressort de cette enquête est assez contrasté. Tout d’abord, les Français ont une vision très sombre de l’ampleur des inégalités dans la société française : lorsqu’on les interroge au sujet d’une batterie d’inégalités pour qu’ils disent à quel point elles sont à leur avis fortes dans la société, ils attribuent une note moyenne de près de 7 (sur une échelle de 1 à 10). Leur vision est donc plutôt très négative. D’autres travaux portant sur différentes sociétés avaient d’ailleurs déjà montré qu’il y a là un trait culturel assez spécifiquement français : la conviction que la société est très inégalitaire est plus forte dans notre pays. Cette conviction est-elle le reflet de l’inégalité objective qui caractériserait la situation française ? Y a-t-il simplement un « effet miroir » qui ferait que les Français ressentiraient les inégalités telles qu’elles sont effectivement ?

A première vue, cette thèse n’emporte pas la conviction. Les travaux de l’OCDE par exemple montrent que, selon les indicateurs habituels (le coefficient de Gini) la France n’est pas un pays particulièrement inégalitaire : sans appartenir au groupe de pays les plus égalitaires (le Danemark et la Suède), la France se situe dans un groupe immédiatement inférieur, avec un niveau d’inégalité plus bas que la moyenne de l’OCDE. Le niveau élevé des prestations sociales dans notre pays l’explique en grande partie.

Mais un autre résultat de l’enquête sur la perception des inégalités intrigue : autant les Français jugent les inégalités sociales globales élevées, autant ils s’estiment eux-mêmes personnellement plutôt préservés de leurs effets. Une majorité d’entre eux se déclarent en position favorisée en matière d’inégalités. Il y a donc un très grand décalage entre la perception globale des inégalités (forte) et la perception individuelle (modérée). Comment l’expliquer ? On peut avancer deux éléments de réponse.

Tout d’abord, on a la surprise de constater, lorsqu’on examine les résultats de manière un peu plus fouillée, que la perception des inégalités est presque totalement indépendante des positions effectivement occupées par les personnes interrogées : autrement dit, ce ne sont pas les riches qui justifieraient les inégalités (pour légitimer leur position) et les pauvres qui les dénonceraient (pour revendiquer une amélioration de leur sort). Cette théorie de la justification ne tient pas. En réalité pauvres et riches, ouvriers et cadres partagent à peu près le même avis et dénoncent de concert des inégalités fortes et insupportables. Cela ne veut pas dire évidemment que les Français sont unanimes sur ce point : mais leurs convictions ne se fondent pas sur une transposition de leur situation individuelle à la perception de la situation générale. Elles se fondent beaucoup plus sur des valeurs, également des idées politiques qui sont loin d’être congruentes avec la position sociale.

Une petite partie des Français (environ 10%) adhèrent ainsi à une conception « égalitariste » qui les conduirait certainement à dénoncer les « riches » avec virulence ; à l’autre extrémité du spectre idéologique, une autre petite partie des Français (environ 13%) sont convaincus que les inégalités sont économiquement inévitables. Les premiers sont très peu nombreux à penser que la société française est juste (23%), alors que les seconds en sont majoritairement convaincus (55%). Entre les deux, la plus grande partie des Français adoptent une position médiane fondée sur la recherche de l’équité, notamment par la reconnaissance des efforts et des talents de chacun. Cette reconnaissance des talents et des efforts ne les conduit donc pas à prôner l’égalité par principe. Le mérite peut et doit être récompensé, mais il doit l’être de manière raisonnable.

Si ces Français, adeptes de l’équité, dénoncent eux aussi les inégalités, c’est qu’ils pensent que ce principe de la récompense raisonnable n’a pas été respecté. Ont-ils raison ? Oui et non. Non si l’on considère la situation moyenne des écarts de revenus en France : on constate alors que l’écart entre le niveau de vie des 10% des Français les plus pauvres et des 10% des Français les plus riches n’a pas bougé depuis 10 ans (il s’établit à 3,4). Mais ces Français ont raison si on déplace le regard statistique vers la pointe extrême de l’échelle des revenus : il s’agit véritablement d’une pointe extrême, si peu nombreuse qu’elle n’a aucun effet sur le calcul du rapport interdécile. Selon les conventions statistiques on peut distinguer les « très hauts revenus » (1% de la population) et parmi eux les « plus aisés » (0,01% de la population), dont le revenu moyen déclaré par unité de consommation moyen est de plus de 1,2 million d’euros par an (voir l’article de Julie Solard dans Les Revenus et le patrimoine des ménages, édition 2010, INSEE). Cette catégorie des plus aisés regroupe seulement un peu plus de 5 800 personnes. A l’échelle de la population du pays c’est évidemment insignifiant. Mais leur revenu correspond à 60 fois le revenu moyen et surtout, ce revenu a connu une augmentation spectaculaire ces dernières années (40% en trois ans).

Bien sûr, les Français ne sont ni statisticiens, ni économistes et ne connaissent pas ces chiffres. L’enquête sur la perception des inégalités montre d’ailleurs qu’ils sous-estiment le montant des hauts revenus. Mais il y a un « effet Gala », du nom du magazine où se trouve étalée la vie des plus riches : les médias se sont fait très largement l’écho de ces rémunérations et avantages exorbitants qui ont alimenté la polémique ces dernières années. Cela explique le fait qu’une grande partie de la population estime que les revenus d’une petite minorité témoignent d’une grande injustice ce qui attise la sensibilité générale aux inégalités. C’est la raison pour laquelle une large majorité des Français interrogés dans l’enquête sur les inégalités (65%) se dit favorable à une augmentation du niveau d’impôt des personnes ayant des hauts revenus, ce qui correspond à la proportion de Français ayant approuvé la proposition de François Hollande d’imposer à 75% les très hauts revenus. Sa justification économique est une autre question qui se pose certainement, mais on comprend pourquoi elle a trouvé un écho chez nos concitoyens.