Le retour de l'affaire Bolkestein ? edit

9 janvier 2008

Alors que l'affaire avait attiré l'attention médiatique lorsqu'elle fut annoncée en septembre 2005, en plein débat sur la proposition de directive sur les services de la Commission européenne (dite " directive Bolkestein "), son épilogue devant la Cour de justice des Communautés européennes est presque passé inaperçu. Pourtant, les arrêts rendus les 11 et 18 décembre 2007 dans les affaires C-438/05 (Viking Line APB) et C-341/05 (Laval un Partneri Ltd), méritent que l'on s'y attarde. Ils suggèrent que le juge communautaire n'est pas opposé à la fameuse clause du pays d'origine, qui avait tant fait couler d'encre au moment de la campagne référendaire française.

Rappelons les faits. Les sociétés Viking, entreprise finlandaise de transport maritime, et Laval, entreprise lettone de construction, ont fait l'objet d'actions collectives musclées menées par des syndicats finlandais et suédois pour avoir, en ce qui concerne la première projeté de passer sous pavillon estonien ou norvégien pour assurer ses liaisons à de moindres coûts salariaux et, en ce qui concerne la seconde, avoir refusé de signer une convention collective du bâtiment qui aurait conduit à octroyer des conditions de rémunération plus élevées à ses travailleurs détachés sur le chantier d'une école suédoise. Les juridictions nationales compétentes, saisies par ces deux entreprises en vue de faire juger illégales les actions syndicales litigieuses, au regard notamment du droit communautaire, ont préféré saisir la CJCE pour trancher cette question.

Pour y répondre, le juge communautaire s'est appuyé sur deux sources de référence : d'une part, la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services ; et, d'autre part, sur les principes généraux du droit communautaire découlant des articles 49 CE et 50 CE en matière de libre prestation des services. Si l'analyse à laquelle procède la Cour dans les deux affaires au titre de ces dernières dispositions nous semble s'inscrire dans une certaine logique jurisprudentielle antérieure, celle portant sur la directive de 1996 et soulevée uniquement dans l'affaire Laval, nous laisse quelque peu perplexe.

La Cour rappelle que si la directive prévoit des " règles impératives de protection minimale " relatives aux conditions de travail et d'emploi applicables à la relation de travail lorsqu'une entreprise établie dans un État membre donné détache des travailleurs sur le territoire d'un autre État membre, à titre temporaire, dans le cadre d'une prestation de services, elle ne vise pas pour autant à harmoniser le contenu matériel de ces règles, laissant donc les Etats membres libres d'opter pour un système non prévu par la directive dès lors qu'il n'entrave pas la libre circulation des services dans l'UE. C'est ainsi que la Suède a fait le choix d'un système reposant sur la négociation collective menée à l'initiative des partenaires sociaux, son champ étant toutefois limité, pour les travailleurs détachés, aux matières limitativement énumérées par la directive (périodes maximales de travail, périodes minimales de repos, durée minimale des congés annuels payés, taux de salaire minimal, etc.). Comme le souligne la Cour, l'objectif de ce dispositif est d'empêcher une " concurrence déloyale " envers les entreprises de l'État membre d'accueil si le niveau de protection sociale y est plus élevé que dans l'Etat membre d'origine. La réalisation de cet objectif est d'ailleurs renforcée par la possibilité, prévue par la directive, d'appliquer des conditions de travail et d'emploi " plus favorables pour les travailleurs ". Il semblerait pourtant que cet objectif n'ait pas guidé la suite du raisonnement du juge communautaire, pour qui cette possibilité ne permettrait pas à l'Etat membre d'accueil de " subordonner la réalisation d'une prestation de services sur son territoire à l'observation de conditions de travail et d'emploi allant au-delà des règles impératives de protection minimale " édictées par la directive.

N'est-ce pas, ce faisant, neutraliser l'exception prévue par la directive lorsqu'elle permet à l'Etat d'accueil d'appliquer des règles plus protectrices ? L'interprétation retenue est d'autant plus énigmatique qu'elle laisse à penser qu'elle aurait été différente si des règles plus favorables avaient été édictées par l'Etat d'origine et non par l'Etat d'accueil. En effet, la Cour précise que le niveau de protection garanti par la directive n'a pas à s'appliquer lorsque " les travailleurs détachés sur le territoire de l'État membre d'accueil jouissent déjà (...) de conditions de travail et d'emploi plus favorables " en ce qui concerne des matières visées par la directive. On se souviendra que les discussions sur le projet de directive Services avaient abordé le thème des travailleurs détachés et que finalement ce dernier a été exclu du champ d'application du texte final, au même titre que le principe proposé dit du pays d'origine. L'arrêt Laval nous rappelle en tout cas que le juge communautaire est loin, en revanche, d'avoir enterré ce principe. Et c'est cela qui est ici important.

De manière en revanche commune aux affaires Viking et Laval, la Cour va apprécier l'action collective menée par les syndicats au regard de l'article 49 CE, dont le respect s'impose non seulement aux Etats membres - même dans un domaine ne relevant pas de la compétence de la Communauté (en l'espèce celui des actions collectives), mais aussi aux conventions collectives de nature non publique. Une telle obligation ne saurait en outre être remise en cause par l'exercice d'un droit fondamental comme celui du droit de mener une action collective, qui peut être soumis à des restrictions (une référence en ce sens étant d'ailleurs faite à l'article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE) et qui doit être " concilié avec les exigences relatives aux droits protégés par le(...) traité et être conforme au principe de proportionnalité ".

S'ensuit alors une application classique de la jurisprudence : une restriction à la libre prestation de services tel qu'elle découle des actions collectives menées en l'espèce, n'est autorisée que si elle poursuit " un objectif légitime compatible avec le traité " et se justifie par " des raisons impérieuses d'intérêt général ", dans le respect du double test de nécessité et de proportionnalité. Or, si la Cour reconnaît que " le droit de mener une action collective ayant pour but la protection des travailleurs de l'État d'accueil contre une éventuelle pratique de dumping social "  peut constituer une telle raison impérieuse d'intérêt général, qui fait écho, tient-elle à souligner au passage, à la " finalité sociale ", et pas seulement économique, poursuivie par la Communauté (v. article 136 CE sur l'amélioration des conditions de vie et de travail), elle estime néanmoins qu'elle ne suffit pas à justifier les entraves créées, aussi bien dans le cas finlandais que dans le cas suédois. De plus, dans l'affaire Laval, la Cour tient à ajouter que la restriction est d'autant moins justifiée que l'entreprise lettone était tenue d'observer, dans l'Etat membre d'accueil, le noyau de règles impératives de protection minimale visé par la directive 96/71. Et la boucle étant ainsi bouclée, on en conclura, à ce stade, que la problématique du partage d'entre règles d'origine et règles d'accueil demeure d'actualité.