Grande Sécu: trois problèmes et un enterrement edit

2 décembre 2021

Après la crise du Covid et dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022 on pouvait s’attendre à un débat animé sur les enjeux du système de santé : comment restaurer l’hôpital public ? Comment renforcer l’attractivité des professions de santé, revoir la gouvernance de l’hôpital et régler des problèmes controversés comme la fermeture des lits, la résorption des déserts médicaux ou le recrutement à l’étranger de personnel médicaux ? Au lieu de quoi nous avons eu à l’initiative d’Olivier Véran[1] un débat sur la « Grande Sécu », comme si une nouvelle modalité de règlement des soins pouvait changer radicalement la donne, mieux assurer l’accès aux soins, voire redonner du pouvoir d’achat aux Français.

L’argument en faveur d’une telle réforme est double. Le système mixte à la française qui mêle soins remboursés par la solidarité et par les complémentaires génère un double traitement des mêmes dossiers, source de surcoûts et de gaspillages. Ce système fait de plus peser un poids financier excessif sur les retraités qui doivent souscrire à des complémentaires sans cesse plus coûteuses. Un tel système de surcroît est source d’inflation dans les prestations mal remboursées comme l’optique ou le dentaire et se révèle inadapté en cas de pandémie, l’assurance maladie assurant alors à 100% la charge des tests, des vaccins….

À l’inverse les défenseurs des complémentaires vantent un modèle qui assure bien ses missions en offrant un bouclier aux assurés face au déremboursement rampant de la Sécu, en laissant les assurés choisir leur degré de couverture notamment face à l’inflation du coût des services de santé et en promouvant de surcroît des services spécifiques de prévention ou d’accès à des soins moins bien couverts par la Sécu.

Nationalisation des complémentaires par souci d’efficacité et d’équité d’un côté, préservation du compromis de la Libération au service des patients de l’autre, ainsi formulé ce débat ne peut guère être tranché sauf sur une base idéologique.

À l’inverse le débat initié par le gouvernement soulève trois problèmes qui méritent d’être éclairés.

Le premier est celui du gaspillage induit par une double instruction des dossiers de remboursement de soins par la Sécu et les complémentaires et qui coûterait 5 à 7 milliards d’euros c’est à dire l’équivalent du Ségur de la Santé, lancé après le profond malaise des personnels suite à la crise du Covid. Lorsque de surcroît les complémentaires invoquent les 100 000 salariés qui perdraient leur emploi en cas de rationalisation du système on est en droit de s’interroger sur la pérennité d’un tel système.

Autant le dire d’emblée l’argument de l’emploi invoqué par les mutuelles s’autodétruit car il ne fait que souligner l’immense enjeu de gains de productivité qu’une Grande Sécu générerait. Alors que partout l’État vante les mérites du numérique et contraint les victimes de la fracture numérique à s’équiper et à se former pour remplir en ligne leurs obligations fiscales et sociales, on ne voit pas pourquoi on maintiendrait un système archaïque de double remboursement pour éviter l’inactivité aux personnels des mutuelles. L’unique vertu du système consisterait-elle en l’emploi massif de salariés effectuant des tâches redondantes ?

Le deuxième est celui des inégalités. Le système actuel contraint les retraités à souscrire de coûteuses assurances complémentaires pour ce qui s’apparente souvent à une couverture de base. Ainsi le modèle actuel serait source d’inégalités grandissantes car il aggraverait la protection déjà insuffisante des jeunes et des vieux qui subissent la multiplication des déserts médicaux, l’absence de choix pour les spécialistes et les surcoûts ainsi occasionnés. Là aussi le problème n’est pas tant celui des inégalités engendrés par le système actuel de double facturation qu’une régression de l’offre de soins tant en termes territoriaux que de soutenabilité de la dépense pour certaines catégories de la population.

Le troisième est celui des missions spécifiques qu’assureraient les complémentaires face à une offre monolithique côté Sécu. Les Français seraient demandeurs d’une offre sur mesure, d’un accès balisé aux médecins libéraux qui pratiquent le dépassement d’honoraires et apprécieraient les politiques de prévention des mutuelles. L’observation, même superficielle, de l’action des complémentaires s’inscrit en faux contre ces affirmations : l’offre différenciée ne justifie pas les surcoûts et les gaspillages déjà mentionnés.

Alors que faire ?

Le système actuel qui repose sur un financement à 75% par la Sécu, à 15% pour les Complémentaires et à 10% par les ménages au titre du reste à charge ne semble pas requérir une réforme urgente d’autant que la plupart des Français sont couverts par les complémentaires. Il laisse échapper toutefois certains Français dont les restes à charge explosent pour certaines affections et qui de ce fait peuvent renoncer à des soins nécessaires. Cette fuite du système pose alors un autre problème, celui du bouclier sanitaire, souvent envisagé et jamais mis en œuvre. Nul besoin toutefois d’une Grande Sécu pour mettre en œuvre un plafonnement du reste à charge en fonction du revenu des ménages dès lors que l’on veut combattre cette source d’inégalité.

Ce que ces dysfonctionnements révèlent est pourtant connu. Faute d’avoir défini un panier de soins auquel tout un chacun a droit, faute d’avoir mis en place un financement adéquat par l’impôt ou la cotisation avec un plafonnement du reste à charge proportionnel aux revenus, on s’expose à des déconvenues périodiques et à la recherche de solutions qui n’altèrent qu’à la marge le modèle mixte actuel.

Sur la base des problèmes identifiés nombre de solutions sont envisageables.

On peut aller vers une unification à la suisse des deux sources de financement avec une intégration assurance de base assurance complémentaire et une mise en concurrence des organismes concernés ce qui supprimerait la double instruction des dossiers, réduirait les gaspillages et éloignerait la perspective de la nationalisation. Dans ce système l’assuré n’a qu’un interlocuteur, et l’assurance se comporte en acheteur de soins, obtenant les meilleures conditions auprès des offreurs de soins, pour le plus grand bénéfice des assurés.

On peut s’attaquer aux inégalités en plafonnant le reste à charge, c’est-à-dire en instituant le bouclier sanitaire. Ce système, plus solidaire, aurait pour autre vertu de permettre à l’Etat de redéfinir périodiquement le ticket modérateur pour moduler le reste à charge.

On peut aussi faire la Grande Sécu parce que c’est un enjeu de productivité, parce qu’elle est cohérente avec le renouveau ces dernières décennies de la logique beveridgienne (celle d’une solidarité élargie à la nation et non d’assurances sociales assises sur le travail), parce qu’elle incitera les mutuelles à se réinventer. Une telle solution permettrait d’éliminer les doublons et donc de constituer un dossier unique de gestion. La Grande Sécu fournirait aussi l’occasion de définir un panier de soins et le financer au besoin par hausse de la CSG. En effet dans les simulations effectuées un remboursement à 100% des soins relevant du panier garanti couterait 22,4 milliards d’euros de dépenses supplémentaires dans l’hypothèse ou les prix resteraient maîtrisés. Un tel système permettrait de généraliser le tiers payant, réduirait drastiquement l’activité des complémentaires qui pourraient perdre jusqu’à 70% de leur chiffre d’affaires et inciterait les mutuelles à se réinventer.

La Grande Sécu enfin permettrait de prévoir les nouveaux régimes complémentaires sur la base d’une réelle offre de services, avec une procédure d’agrément.

La Grande Sécu ne s’imposerait donc pas tant par ses mérites propres que par l’ouverture à des solutions envisagées depuis longtemps et qu’une telle réforme favoriserait.

Sitôt évoqué, le projet a été retiré. Mais nul doute que le sujet reviendra.

[1] Le ministre a demandé un rapport sur cette question au haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM)