À l’épicentre de l’épidémie: les sans-abri edit

23 mars 2020

La mobilisation contre le coronavirus est générale. Parmi les populations particulièrement exposées, les sans-abri concentrent une partie des craintes et des attentions. À la rue, dans les hébergements et campements, les questions sanitaires et de liberté publique se posent de façon intense. Comment confiner chez-eux des personnes et ménages qui n’ont pas vraiment de chez-soi ?

Comment confiner dans leur logement ceux qui n’en ont pas ? Comment permettre à ceux qui ne disposent pas de points d’eau chez eux de se laver régulièrement les mains ? Comment gérer une proximité particulièrement problématique dans des foyers parfois surpeuplés ? Comment, plus globalement, traiter des personnes qui vivent dans l’espace public quand l’espace public doit être évacué ?

Voici quelques questions d’actualité qui affectent les sans-abri et les politiques menées dans leur direction[1].

Le secteur de la prise en charge des SDF se trouve confronté à une crise majeure, avec nécessité de trouver des moyens pour continuer à assurer ses services de survie et d’hébergement, tout en en développant de nouveaux. Du côté des pouvoirs publics et des opérateurs associatifs, c’est le pied de guerre. Plus précisément, se livre l’une des batailles les plus singulières du combat contre l’épidémie. Avec, notamment, réquisition de chambres d’hôtel, élaboration de plan de continuité d’activité, soutien aux professionnels et bénévoles. Parallèlement, de premières amendes viennent verbaliser des sans-abri ne respectant pas les règles de sortie et de déplacement.

Profils composites, préoccupations différentes

Mais de qui parle-t-on ? D’un côté, d’abord, les sans-abri visibles que tout le monde croise et repère au quotidien. De l’autre, les sans-abri invisibles ou cachés. Bien plus nombreux, ils se trouvent dans des campements relégués ou dans des centres d’hébergement. Tous ne font pas face de la même façon à la propagation d’un virus.

Le terme générique de sans-domicile, mis en avant par l’INSEE, rassemblent tous ceux qui ne bénéficient pas d’un domicile. Ils se trouvent, très majoritairement, dans différents types d’hébergement, centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), centres d’hébergement d’urgence (CHU), centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA).

Parmi ces sans-domicile, se trouvent aussi tous ceux qui ne sont pas dans des foyers ou logements adaptés. Ce sont, plus précisément, les sans-abri. Ils résident dans l’espace public, dans des parcs et jardins, dans des stations de métro, des gares, mais aussi dans des campements. Alors que le nombre de sans-domicile, selon la nomenclature que l’on prend en compte, peut dépasser 250 000 personnes, celui des sans-abri, chaque soir, se chiffre, dans les grandes villes, en milliers. Les premiers peuvent chaque soir trouver un toit, aussi précaire puisse-être leur situation juridique et économique. Les seconds vivent dans des espaces non prévus pour l’habitation, sous des tentes, sur des bouches de chaleur ou dans des abris dits de fortune.

Le coronavirus, comme toute autre pathologie contagieuse, est d’autant plus préoccupant que le logement est absent. Les sans-abri, au vu et au su de tout le monde, une bonne partie de la journée comme de la nuit, peuvent être plus aisément contaminés. Et ils sont plus aisément contaminants. C’est pour ces sans-domicile totalement à la rue que le sujet du confinement s’avère le plus problématique. Où les confiner ? Et s’ils refusent ce confinement, que peuvent faire les autorités ? Une amende n’a pas grand sens pour des personnes très souvent totalement insolvables. Se pose dès lors la question, éminemment sensible, de la contrainte.

Pour les autres sans-domicile, les problèmes se posent autrement.

D’abord, certains sont dans des logements aux normes, dispersés dans la ville et des immeubles sans être repérables comme différents. Ces logements sont habituellement gérés par des associations, et leurs habitants ne se distinguent pas vraiment par des problèmes sanitaires spécifiques. En cas de confinement, rien de véritablement différent par rapport à la très grande majorité des locataires et propriétaires.

Dans d’autres cas, les personnes et familles vivent dans des centres d’hébergement collectifs. Certains de ces foyers correspondent, en termes de qualité, à ce qui se trouve aussi, sur le marché, pour des étudiants ou des personnes âgées. En cas de confinement généralisé, là aussi rien de véritablement spécifique. Rester confiné n’est pas forcément aisé (mais l’est-ce jamais ?), mais ni plus ni moins que pour d’autres ménages.

Autres contingences : les hébergements collectifs à promiscuité élevée. En l’occurrence, les centres d’accueil d’urgence n’offrent pas tous une chambre par individu ni même par famille. Il en va de même dans les hôtels payés par les pouvoirs publics. Cette offre - plus de 40 000 nuitées chaque soir en Ile-de-France – est décriée car coûteuse et inadaptée. Mais elle correspond au recours le plus facile pour les autorités. Dans ces hôtels, à prestations souvent plus que basiques, le confinement peut s’avérer parfaitement impraticable. Dans nombre de centres, par ailleurs, cuisines et sanitaires sont collectifs. Tout ceci empêche la nécessaire « distanciation sociale » prônée par les services de santé. Pour ces volumes très importants de population, les pouvoirs publics n’ont pas la baguette magique pour transformer rapidement les habitats ni transférer les populations ailleurs. Le seul sujet – qui est colossal – est de pouvoir assurer une veille sanitaire afin que les cas avérés de contamination soient mis à l’isolement, sur zone, ou traités ailleurs. L’enjeu est très important, car ces foyers à haute densité humaine peuvent rapidement devenir des foyers de l’épidémie. Des clusters de contamination comme on le dit aujourd’hui.

À l’intersection du contexte des sans-abri isolés à la rue et de celui des autres sans-domicile hébergés, se situe la question des campements et des bidonvilles. Concentration élevée de problèmes sociaux et sanitaires, ils constituent, en période épidémique, des espaces particulièrement problématiques. Des foyers de contamination et de propagation, qui inquiètent au premier chef les premiers concernés, les autorités et les personnes qui leur viennent en aide. De Calais à Nice en passant par Paris.

Mobilisation administrativo-associative et confinement préoccupant

Face à la propagation du Covid-19, pouvoirs publics et associations se mobilisent. Des options, habituellement repoussées, sont mises en avant. Ainsi les autorités ont-elles annoncé la réquisition de plusieurs centaines de chambres d’hôtels. Tout comme, par ailleurs, plus largement, elles envisageraient des nationalisations.

Un point clé consiste à se préparer aux cas de personnes sans-domicile atteintes, qui ne sauraient ni rester dans la rue, ni rester dans un centre à trop grande densité de population, ni ne nécessiteraient une hospitalisation. L’État a ainsi identifié et recensé des sites pouvant accueillir des sans-abri atteints par le coronavirus. Ces sites ont été appelés de « desserrement » pour permettre l’isolement en chambre individuelle ou en zones confinées. Il s’agit de diminuer la densité de population dans les centres traditionnels ou dans certains espaces de ces centres. Il s’agit aussi d’éloigner certains sans-domicile de leurs foyers trop exigus ou de leurs rues.

La mobilisation administrativo-associative a connu un premier point fort lors de la première allocution officielle d’Emmanuel Macron au sujet du virus. Le président de la République, dans son « adresse aux Français » du 12 mars, a souligné que l’épreuve du Covid-19 exigeait « une mobilisation sociale envers les plus démunis, les plus fragiles ». Il a alors annoncé le report de deux mois de la trêve hivernale et demandé au gouvernement « des mesures exceptionnelles, dans ce contexte, pour les plus fragiles ».  Lors de sa deuxième adresse aux Français, en date du 16 mars, le président a indiqué que « Pour les plus précaires, pour les plus démunis, pour les personnes isolées, nous ferons en sorte, avec les grandes associations, avec aussi les collectivités locales et leurs services, qu’ils puissent être nourris, protégés, que les services que nous leur devons soient assurés ».

En la matière, se pose la question des conditions de la continuité de services, dont le président indique qu’ils sont dus, aux sans-abri. Ces services, très majoritairement fournis par le secteur associatif et financés par l’État, vont de la distribution de repas, aux hébergements de long terme, en passant par les maraudes dans les rues. Se pose aussi la question, absolument cruciale, de ce qu’il convient de faire quand c’est un confinement généralisé qui se met en place.

Le sujet le plus redoutable est celui du consentement. Que faire si un sans-abri ne veut pas partir ? S’il n’accepte pas d’aller vers un centre qui lui est proposé ou assigné ? S’il ne respecte pas les consignes de confinement et quitte le site ?

En situation exceptionnelle, faite d’incertitudes juridiques larges sur tous les plans, tout peut s’imaginer. Les questions ne sont pas philosophiques. Elles sont extrêmement pragmatiques. Faut-il demander à des policiers – dont certains pourraient faire jouer leur droit de retrait face à l’immoralité ou à la crainte de contagion – d’agir systématiquement et de mettre à l’abri, de force, les sans-abri ? Mais quelles conditions sanitaires basiques assurer dans ces centres d’urgence confinant par la contrainte ? Comment gérer les addictions de personnes qui seraient en manque et n’aspireraient qu’à sortir pour se fournir ?

L’arsenal juridique, complété par les textes produits à l’occasion d’une situation d’exception, saura être valablement utilisé. Concrètement, pendant l’épidémie, les pouvoirs publics, avec les associations, feront aussi bien qu’ils le pourront. Mais le sujet ouvre sur des abimes de perplexité et de complexité.

Quelques premières leçons

Au-delà des aspects urgents et circonstanciels, l’essentiel consiste à rappeler que le problème n’est pas conjoncturel mais structurel. Une épidémie souligne à la fois les carences et les failles contemporaines de la politique d’hébergement et de prise en charge.

De façon probablement provocante, il faut indiquer que la mesure récente qui aura le plus d’impact immédiat sur le système de prise en charge est la fermeture des frontières annoncée donc le 16 mars. Une telle fermeture confine aux bordures de la France et de l’Europe un nombre conséquent de personnes et de familles aspirant à l’asile ou au passage par la France pour une vie meilleure ailleurs. Aujourd’hui, le système d’hébergement est débordé par les sans-papiers, demandeurs d’asile et les réfugiés. Le cantonnement des migrants aux frontières – car c’est bien de cela qu’il s’agit – aura des conséquences en limitant la saturation actuelle des dispositifs d’hébergement d’urgence.

De façon générale, la gestion du coronavirus montre toute la pertinence des démarches dites de « logement d’abord ». Celles-ci procèdent d’un constat simple : les hébergements sont généralement coûteux pour les finances publiques et peu adaptés aux besoins des personnes hébergées. C’est notamment le cas dans des hôtels où le confinement est proprement invivable. Viser d’abord un logement, un « chez-soi d’abord », comme le stipule un programme baptisé de la sorte, limite bien des inconvénients. Dont ceux qui peuvent disproportionnellement se manifester à l’occasion d’une épidémie. Pour résumer, le tout, par un slogan qui sera à utiliser après les événements : homeless go home !

L’autre sujet global, mis au jour par l’épidémie, en lien avec les sans-abri, est celui des sanitaires en ville. En période normale, les points d’eau, accessibles, propres et sécurisés (pour se laver les mains comme pour satisfaire ses besoins) sont manifestement insuffisants. En période épidémique, leur absence est criante. Pour les sans-abri, comme pour tout le monde. Ce que nous dit l’épidémie, à long terme, c’est la nécessité de villes plus saines. Pour tous.

Mais on ne saurait terminer le propos, à l’orée de la tourmente française, sans un mot prospectif inquiet sur d’autres parties du monde. En Occident, globalement, la bataille des sans-abri peut être gagnée, sans, espérons-le, un nombre trop conséquent de victimes. Dans les pays en développement, il faut imaginer ce que pourra être l’impact de l’épidémie dans les bidonvilles de métropoles colossales, là où se conjuguent insalubrité de l’habitat et importante densité de population…

 

[1]. Cet article synthétise et actualise une note pour la Fondation Jean Jaurès, « Épidémie et sans-abri : que faire ? ». https://jean-jaures.org/nos-productions/sans-abri-et-epidemie-que-faire