Plateformes et média: l’affrontement continue edit

25 septembre 2019

Le débat entre les pouvoirs publics, les médias traditionnels et les plateformes numériques prend de plus en plus d’ampleur. Personne ne conteste l’impact du développement sans limites des échanges sur le Web sur le fonctionnement des institutions démocratiques. Peu d’observateurs croient à la capacité des plateformes à contrôler ces flux qui charrient le meilleur comme le pire. L’intervention des pouvoirs publics semble inévitable mais comporte elle aussi des dangers. Il va bien falloir pourtant réguler un système qui façonne les comportements et les opinions des individus.

Les signaux contradictoires des plateformes

Il faut dire que les signaux envoyés par les grandes plateformes, Facebook et Google au premier chef, sont confus et contradictoires. Mark Zuckerberg a affirmé maintes fois depuis le scandale de Cambridge Analytica son souci d’éliminer les appels à la haine, les fausses nouvelles et les opérations de manipulation introduites par des groupes d’intérêt de diverses origines. Il a recruté plus de 30000 médiateurs chargés de suppléer les algorithmes pour traquer ces dérives. Ses équipes ont été particulièrement vigilantes lors des élections européennes et ont réussi à cette occasion à éviter de trop grands dérapages. Néanmoins, beaucoup s’interrogent sur le suivi des présidentielles américaines de 2020 compte tenu de l’habileté croissante des acteurs de la désinformation qui s’attaquent désormais  avec succès à la manipulation des images tout en poursuivant la diffusion d’informations manipulées ou biaisées notamment sur Instagram et WhatsApp.

Par ailleurs, Facebook a poursuivi ses efforts pour se concilier la presse qui lui reproche depuis longtemps de piller ses informations et de capter l’essentiel de la publicité numérique. En France, Facebook Watch vient de conclure  un accord avec plusieurs médias dont Le Monde et BFM pour financer la production de reportages en vidéo. La plateforme met aussi en place un nouveau projet News Tab qui lui permettrait de rémunérer les principaux médias dont il diffuserait les articles ou les images. Elle a même recruté dix journalistes chargés d’opérer la sélection de ces informations.  Les médias américains accueillent néanmoins avec scepticisme cette nouvelle offre qui succède à plusieurs projets antérieurs tous pleins de bonnes intentions et tous abandonnés en cours de route en raison de leur absence de rentabilité.

Le rôle croissant des messageries

Ce qui est surtout préoccupant, c’est la nouvelle orientation stratégique du géant du numérique. Mark Zuckerberg a indiqué clairement en février dernier qu’il allait développer en priorité les messageries, Messenger et WhatsApp en permettant une circulation beaucoup plus aisée entre elles et  avec les pages de Facebook. Il est un fait qu’on constate une certaine désaffection des jeunes pour Facebook et une préférence pour les boucles d’échanges particulièrement populaires chez le milliard  d’usagers de  WhatsApp. Les dirigeants de la plateforme veulent tirer le meilleur profit de ce vaste public en élargissant leur offre publicitaire à des services de communication qui en étaient exempts.

Cette évolution présente l’inconvénient majeur de remplacer des pages de Facebook relativement ouvertes par des messageries cryptées et donc impossibles à contrôler en cas de dérapages éthiques. Or, on sait déjà que What’sApp a servi de canal de diffusion pour des appels à la haine et des opérations de désinformation dans de nombreux pays et notamment en Inde, au Kenya ou au Brésil. Dans ce dernier pays, selon le Reuters Institute, 53% de la population s’informe en priorité sur cette messagerie. Facebook essaye de mettre en place des règles de limitation du nombre d’usagers par boucle mais l’efficacité de ce dispositif n’est pas évidente. Il faudrait, comme le propose Paul Barrett dans un récent rapport de la NYU, limiter la transmission des messages à une seule boucle.

Google s’est efforcé d’éviter la publicité négative dont a souffert Facebook. L’opérateur essaye surtout de faire oublier qu’il est propriétaire de YouTube. Or cette plateforme audiovisuelle a toléré d’innombrables dérapages à travers les milliers de programmes de vidéo qu’elle diffuse en permanence sans contrôles efficaces. Pour apaiser les médias, Google a mis en place depuis trois ans des programmes d’aide en faveur des publications européennes et américaines. Ces financements même modestes par rapport aux énormes profits du groupe ont contribué à calmer les critiques de la presse sans pour autant apporter de solution durable aux disfonctionnements de YouTube.

La révolution numérique a évidemment un impact sur la confiance dans les médias. Alors que, selon un sondage de BVA pour La Tribune, 67% des Français s’intéressent à l’information, seuls 50% ont confiance dans la radio, 44% dans la presse écrite et 38% seulement dans la télévision. La crédibilité des réseaux sociaux est beaucoup plus faible encore, environ 20% mais ces mêmes réseaux sont utilisés en permanence par tous les publics et contribuent indirectement à la perte de confiance dans l’information.

Les obstacles à la régulation

La régulation de ces géants est-elle possible ? Le débat sur ce sujet est intense des deux côtés de l’Atlantique mais les orientations sont très différentes selon les pays. En Europe, l’Allemagne et la France ont adopté une législation qui met l’accent sur la responsabilité des plateformes. Celles-ci sont tenues, sous peine de lourdes sanctions financières, d’éliminer les contenus d’appel à la haine ou à toutes formes de discrimination. Le Royaume Uni semble prêt à s’engager dans une démarche semblable.

Aux États-Unis, les politiques hésitent à remettre en cause la liberté d’expression consacrée par le premier amendement à la Constitution. Le Congrès, le Sénat et les instances judiciaires ont adopté comme angle d’attaque le respect de la concurrence. Depuis dix ans, Google et Facebook ont racheté systématiquement toutes les entreprises dont l’activité pouvait les menacer. En reprenant Instagram et WhatsApp, Facebook a conforté son monopole sur la communication entre individus. Il en a été de même pour Google. Du coup, les procureurs de huit Etats aussi bien Républicains que Démocrates viennent d’engager, en liaison avec le ministère de la Justice, une action antitrust qui devrait déboucher sur des amendes considérables et peut être l’obligation pour Facebook de céder certaines de ses filiales. Parallèlement, les procureurs des 50 Etats ont aussi entamé une enquête sur Google portant aussi bien sur sa position dominante en matière de publicité que sur sa responsabilité en matière de collecte de données personnelles.

Cette double offensive menée simultanément par les autorités européennes et américaines peut-elle déboucher sur un changement radical de comportement des réseaux sociaux ? Beaucoup en doutent.

Deux obstacles majeurs se dressent à l’encontre des divers projets de régulation. Le premier résulte de l’efficacité de l’action de lobbying de ces plateformes. C’est ainsi que la Californie qui avait adopté une loi imposant de sévères contraintes en matière de protection des données personnelles fait face à de fortes pressions des géants de la Silicon Valley pour adoucir la loi avant son entrée en application le 1er janvier 2020. On a de même souligné que les amendes qu’ont dû payer aux Etats Unis et en Europe Facebook et Google pour non-respect des règles de concurrence, et atteintes à la vie privée sont faibles par rapport aux énormes profits dégagés par ces entreprises et ne les incitent guère à se réformer.

L’autre obstacle résulte de l’incapacité des pays concernés à coordonner leurs efforts pour imposer des dispositions d’intérêt général. De ce point de vue, la responsabilité de l’Europe est considérable. Compte tenu du poids économique de l’Union européenne, celle-ci est à même, si elle parle d’une seule voix, d’obliger les réseaux sociaux à respecter certaines règles de conduite. Il existe un exemple, c’est la réglementation sur la protection des données, la RGPD, norme européenne qui est en train de devenir une norme mondiale. Cependant beaucoup reste encore à faire notamment sur la lutte contre la désinformation et les manipulations en raison de la passivité de la plupart des pays membres. Ce devrait être une priorité de la nouvelle Commission européenne.