Les promesses non tenues du livre numérique edit

15 avril 2016

La foire de Francfort est la Mecque de l’édition mondiale. Il y a dix ans, les éditeurs qui s’y rendaient étaient assaillis d’annonces de rencontres et de séminaires réunissant les meilleurs spécialistes de la prospective et dont l’objet était de fixer le calendrier de remplacement du livre papier par le livre numérique. Pour certains, c’était l’affaire de cinq ans. D’autres, plus prudents, prévoyaient une fourchette de dix à quinze ans. Tout le monde s’accordait avec une certaine inquiétude sur le fait que le grand vainqueur de cette révolution culturelle serait Amazon.

Comme c’est souvent le cas dans l’univers du numérique, les prévisions n’ont pas été confirmées par les faits. En 2016, l’e-book traverse une passe difficile et les maisons d’édition s’interrogent sur son avenir qui semble très incertain.

Les chiffres sont très révélateurs. D’après une étude du cabinet Kurt Salmon, le degré de numérisation du produit livre est très inférieur à ce qu’on constate dans les autres industries culturelles : 15% sur le plan mondial contre 50% pour la musique et 30% pour la vidéo.

La réalité est encore plus cruelle pour la France où les ventes numériques ne représentent que 2% du chiffre d’affaires de l’édition.

Cette situation est d’autant plus paradoxale qu’en amont, la fabrication des livres est presque totalement numérisée, ce qui rend très aisé et peu coûteux le passage à  la vente  sur Internet. Par ailleurs, on pouvait compter sur le dynamisme et la puissance d’Amazon pour développer ce marché, élément essentiel de la stratégie mondiale du géant américain.

C’est pourtant aux Etats-Unis que les premiers signaux sur la stagnation du marché de l’e-book sont apparus il y a deux ans. Certes, le consommateur américain est beaucoup plus friand de ce produit qu’en Europe. Le livre numérique y représente environ 20% du marché mais il a cessé de progresser. Ce qui est encore plus révélateur est le déclin des ventes des liseuses et notamment du Kindle, la machine grâce à laquelle Amazon pensait prendre le contrôle des consommateurs.

En fait, le géant de Seattle a commis une double erreur d’appréciation. D’une part, il a sous-estimé la sensibilité des lecteurs au prix de vente. Pour conquérir le marché Amazon a commencé par casser les prix des livres imprimés et numériques qu’il distribuait, vendant à 2 ou 3 dollars des ouvrages qu’on trouvait à 20 dollars en librairie. Le succès fut immédiat et Borders, une des plus grandes chaînes de librairie outre Atlantique, fut condamnée à la faillite, entraînant la disparition de centaines de points de vente. Toutefois, Amazon, croyant, à tort s’être débarrassé de la concurrence et voulant améliorer ses marges augmenta massivement ses prix de vente à partir de 2013 et, de ce fait, réduisit fortement l’écart avec les prix en magasin. Le résultat fut un arrêt immédiat de la croissance du chiffre d’affaires dans ce secteur ce qui a obligé Amazon à diversifier son offre de produits culturels.

La réaction du public a été facilitée par un autre phénomène également imprévu : la renaissance de la librairie traditionnelle. Depuis 2014, aux Etats-Unis, les créations de points de ventes excèdent les fermetures. Les nouvelles librairies sont, il est vrai, très différentes des anciennes. Elles sont devenues des lieux d’échanges et de convivialité où on peut prendre un café, s’asseoir pour lire dans un fauteuil confortable sans être dérangé et assister à des débats intéressants avec les auteurs, toutes choses qu’Amazon ne peut pas fournir à travers un écran. Du coup, Jeff Bezos, le patron du groupe, a décidé, avec son pragmatisme habituel, de changer complétement de stratégie. Il a ouvert en février 2015 une première librairie à Seattle et a laissé entendre que son entreprise pourrait créer jusqu’à 150 librairies aux Etats-Unis, en attendant sans doute de débarquer en Europe.

En France, les choses se présentent un peu différemment. En raison de la loi Lang sur le prix fixe du livre, Amazon n’a pas été autorisé à casser les prix des ouvrages, ce qui explique en partie la faible pénétration de l’e-book. Les grands éditeurs, de leur côté, n’ont pas cherché à dynamiser ce marché en offrant des remises conséquentes par rapport aux prix des livres papier. Les livres de poche qui constituent un élément important de leur activité sont même moins chers que les éditions numériques ! Seuls les ouvrages très techniques, notamment, les éditions juridiques et les encyclopédies, ont tiré parti du numérique. Il en ira probablement de même des livres scolaires qui doivent être fréquemment remis à jour et qui représentent une part significative, de l’ordre de 15%, du chiffre d’affaires de l’édition.  En revanche, Amazon et, dans une moindre mesure, la FNAC ont réalisé une percée significative dans le secteur de la vente à distance des livres papier, faisant ainsi une concurrence sérieuse aux librairies traditionnelles et entrainant la disparition des chaînes Virgin et Chapitre.

Toutefois, les points de vente commencent à réagir et certains adoptent la formule américaine de la librairie lieu de rencontre et de débats où on sait accueillir et conseiller le lecteur. Dans les grandes villes au moins la bataille menée par la librairie traditionnelle est loin d’être perdue.

Des deux côtés de l’Atlantique, les grandes maisons d’édition qui, plus que jamais, dominent le marché, s’interrogent sur la stratégie à adopter.

Il apparaît d’abord que la cohabitation entre le livre numérique et le format papier n’est pas prête de disparaitre. Cela oblige les éditeurs à pratiquer simultanément les deux formats et donc réduit, indirectement, la rentabilité du numérique puisqu’il faut continuer à financer la lourde logistique de la distribution et diffusion des ouvrages sur papier.

Par ailleurs, le e-book est, jusqu’à présent, mal adapté aux livres illustrés, beaux livres, publications pour la jeunesse et particulièrement la BD qui est un important secteur d’activité de l’édition française (environ 9% du chiffre d’affaires global). Les supports usuels de lecture, liseuses ou smartphones, ne peuvent intégrer de manière satisfaisante les grands formats et les illustrations en couleur de ce type d’ouvrage. En revanche, le passage du livre de poche au numérique parait logique mais les éditeurs freinent cette évolution, en jouant sur les prix, par crainte de perdre un marché important et profitable et aussi de déstabiliser le réseau des points de vente dont une part croissante du chiffre d’affaires est alimentée par le poche.

En définitive, l’enjeu majeur pour la survie du livre est le maintien d’un contact direct avec le public, pour lui permettre de tâter les ouvrages et, éventuellement, de céder à un effet d’aubaine, ce qui n’est pas le cas dans le numérique, en dépit des efforts d’Amazon pour appliquer les algorithmes qui l’aident à deviner les goûts de ses millions de clients. Cela implique donc la sauvegarde d’un réseau dense de librairies et aussi le maintien de la loi Lang sur le prix fixe, ce qui protège les petits éditeurs et les petits points de vente. De ce point de vue, la situation du livre n’est pas si différente de celle de la musique. Ses opérateurs essayent de remédier au déclin inexorable des CD en encourageant les concerts et autres manifestations musicales qui mettent en rapport de vrais interprètes et des spectateurs en chair et en os.