La régulation des Gafa et la campagne américaine edit

5 octobre 2020

La période estivale a été contrastée pour les grandes plateformes numériques. La pandémie, en contraignant des centaines de millions d’habitants au confinement a entraîné une hausse massive de leur fréquentation, mais la campagne des présidentielles américaines a rappelé leur vulnérabilité face aux manipulateurs de l’information. Leur statut et leur poids écrasant sont désormais des sujets majeurs du débat démocratique. Il est probable qu’après les présidentielles américaines, le régime juridique des GAFA fera l’objet d’une modification de la législation.

La puissance des GAFA

L’effondrement de l’économie mondiale a, paradoxalement, mis en valeur la santé insolente des géants du numérique. Reclus dans leur domicile, les gens ont eu encore plus besoin que d’habitude de communiquer et de se faire servir. L’année 2020 sera donc une année faste pour ces groupes qui gèrent de manière de plus en plus insistante la vie des personnes. Les cours de bourse de Google, Apple ou Amazon ont flambé à Wall Street alors que d’autres branches de l’économie s’effondraient.

Cette situation a relancé le débat sur le poids économique de ces géants qui leur permet de négocier sur un pied d’égalité avec la plupart des pays. En Europe le débat s’est orienté vers la nécessité de les soumettre à un régime fiscal normal et à mieux contrôler l’exploitation des millions de données qu’ils récoltent et qui sont rapatriées aux États-Unis alors qu’il serait bien préférable qu’elles restent sur notre continent. Thierry Breton, le commissaire européen prépare une directive en ce sens. Compte tenu des capacités de lobbying des GAFA, et de leur résistance obstinée à l’application du droit voisin qui permet de rémunérer les médias en fonction des articles qui sont repris par les plateformes, il est cependant permis de s’interroger sur le contenu et l’audace de cette future directive.

La campagne électorale américaine a mis en lumière un autre débat relatif à la nature même des plateformes, particulièrement Facebook et Youtube. Comme l’explique l’universitaire américain Joshua Benton dans une récente étude du Nieman Lab, il s’agit de la modification de la section 230 du Communication Decency Act de 1996.

Cet article de loi avait été introduit par le Congrès pour faciliter l’essor d’Internet qui, à l’époque, était encore balbutiant. En application de cette disposition, les sites sont exonérés de toute responsabilité juridique à l’égard des contenus qu’ils diffusent. Comme l’explique Benton, ils ont un statut comparable à celui d’un kiosque à journaux. Quand une publication est poursuivie pour diffamation les maisons de la presse ne font pas l’objet de poursuites pour avoir vendu la publication en question.

Cette clause qui est aussi appliquée en Europe a grandement facilité le décollage d’Internet en permettant la libre circulation de millions de données et d’images. Elle est aussi devenue contestable au fil des décennies. En effet, les modestes acteurs du Web de la fin du siècle dernier ont été remplacés par des géants tels que Facebook, YouTube ou Twitter qui ont des centaines de millions d’abonnés et accueillent sans grand discernement des milliers de services dont certains pratiquent sans complexes les attaques personnelles, la manipulation des informations et des images, la diffusion à vaste échelle de contrevérités et de messages de haine dont l’impact peut être dévastateur quand elles concernent le débat politique ou, comme c’est le cas aujourd’hui, la pandémie de coronavirus.

Ces dernières années et face au tollé suscité par des abus de plus en plus flagrants, les plateformes et, notamment Facebook ont tenté de se justifier et de faire amende honorable devant les commissions parlementaires de divers pays. Elles ont recruté des dizaines de milliers de médiateurs et ont accepté, dans certains cas, de supprimer des affirmations jugées particulièrement nocives. Néanmoins, ces actions n’ont pas donné de résultats probants.

Vers de nouvelles contraintes pour Facebook et Google

Aujourd’hui, le débat sur fond de campagne présidentielle américaine qui a alimenté une multitude d’opérations de désinformation, porte sur la suppression ou, au moins, l’aménagement de la section 230 afin de rendre pleinement responsables les plateformes. Dans un coup de colère, Trump qui est convaincu à tort que les réseaux sociaux lui sont systématiquement hostiles a voulu prendre une directive pour remettre en cause cette clause. Il a dû constater qu’elle ne pouvait être changée que par la loi mais il a promis de s’attaquer au problème après sa réélection en donnant une forme de contrôle au gouvernement. Le ministre de la Justice, William Barr, a donc mis en chantier un texte qui pourrait être soumis au Congrès dès le début de l’an prochain. Cette prise de position a d’ailleurs suscité l’inquiétude de Mark Zuckerberg, le président de Facebook, qui depuis plusieurs mois, essaye de se rapprocher de la Maison Blanche et d’amadouer le président Trump. De son côté Biden a déclaré que s’il était élu, il examinerait cette question et proposerait lui aussi une réforme du dispositif à qui il reproche d’enrichir indûment quelques géants d’Internet.

Joshua Benton souligne que l’enjeu dépasse largement la question des prérogatives de Facebook ou de YouTube. La section 230 a rendu possible l’essor d’une multitude de sites qui, en dépit de nombreux abus, ont aussi permis d’animer le débat démocratique sans être menacés en permanence de procès en diffamation. Paradoxalement l’introduction de nouvelles contraintes en matière d’information accentuerait les inégalités entre opérateurs d’Internet. Les grandes plateformes telles que Facebook et sa filiale Instagram ont les moyens d’affronter les pouvoirs publics et les tribunaux en s’appuyant sur des lobbystes et des avocats bien rémunérés. En revanche des réseaux moins fortunés et notamment ceux qui ont été créés par la presse risquent de succomber assez rapidement à une multitude d’actions en justice souvent malintentionnées et qui auraient comme objectif de les faire disparaître. Un durcissement des conditions d’application de la section 230 risque donc d’aboutir à l’inverse du résultat recherché c’est-à-dire à une atteinte au pluralisme et à la diversité de l’information des citoyens au profit de quelques opérateurs aux gigantesques ressources financières.

Ce débat concerne aussi l’Europe qui peine à trouver une formule pour freiner la diffusion massive des fausses nouvelles et messages de haine sans introduire un système de censure gouvernementale ou exercé par les plateformes elles-mêmes. De même il paraît difficile d’opérer, comme certains le suggèrent, un contrôle sur les algorithmes par lesquels les plateformes appliquent une forme de tri sur les messages qu’elles transportent en mettant en valeur ceux qui sont le plus susceptibles d’intéresser les usagers. On sait que ces formules favorisent les informations les plus excessives et les plus dangereuses car ce sont elles qui génèrent de l’audience. Toutefois, Pour Facebook ou Google, ces algorithmes constituent leur fond de commerce et ils n’accepteront jamais qu’une autorité extérieure les examine.

Il est hautement prévisible que le sujet de la responsabilité des plateformes sera à l’ordre du jour de la future présidence américaine, quelle que soit l’issue du vote du 3 novembre. Les décisions prises outre Atlantique auront forcément des répercussions en Europe. Il est à craindre que les solutions proposées qui donneraient plus de pouvoir à l’administration n’aboutissent pas à une protection efficace du pluralisme et de la liberté d’information et ne parviennent pas à limiter le flot croissant de fausses nouvelles. Les démocraties occidentales doivent se résigner à faire face à une situation qui, pour le moment, ne comporte pas d’issue crédible.