La CGT aujourd’hui. Bonjour aux années 1980 ou aux années 1960? edit

27 avril 2016

Dans un texte publié ici-même en février 2015, nous évoquions « le retour du politique au sein de la CGT ». Aujourd’hui, celle-ci semble avaliser cet état de fait mais avant d’y revenir il est utile de resituer les contextes contradictoires qui ont caractérisé ses évolutions depuis une vingtaine d’années jusqu’au récent congrès de Marseille.

Syndicalisme rassemblé ou syndicalisme protestataire?
Quelques années après l’amorce du déclin irréversible du PCF, un déclin marqué par le score d’André Lajoinie à l’élection présidentielle de 1988 puis après la chute du mur de Berlin et celle du modèle soviétique auquel elle fut longtemps fidèle, la CGT amorçait un tournant important. Au milieu des années 1990, sous l’impulsion de Louis Viannet, elle définissait une nouvelle orientation, celle du « syndicalisme rassemblé » qui sera mise en œuvre par Bernard Thibault. Dans les faits la notion de « syndicalisme rassemblé » impliquait deux conséquences majeures : la recherche de l’unité dans l’action du plus grand nombre d’organisations syndicales et à l’évidence la CFDT était ici plus concernée que d’autres organisations ; une reconnaissance plus explicite et affirmée de la négociation collective et de ses résultats immédiats ou plus lointains. Durant les années 2000, le « syndicalisme rassemblé » s’est amplement incarné lors de grands mouvements revendicatifs et l’on a pu retrouver, à l’occasion, une alliance des syndicats inédite depuis la Libération : ce fut le cas lors des mobilisations s’opposant en 2006 au CNE (contrat nouvelles embauches) ou lors de la publication au début de 2009 de la plateforme syndicale commune – de la CFTC à SUD – face à la crise économique et financière survenue peu de mois auparavant. Depuis, la CGT a connu de profondes turbulences telles la succession difficile de Bernard Thibault ou l’affaire Le Paon et la démission soudaine de ce dernier. Et aujourd’hui les risques pour elle d’être devancée par la CFDT et de ne plus être la première organisation syndicale française auprès des salariés, en termes de représentativité électorale.

Sont-ce les raisons qui expliquent les positions développées lors du récent congrès de Marseille, des positions que beaucoup de commentateurs – journalistes ou responsables politiques – qualifient de radicalisation de la CGT à l’instar de Jean-Christophe Cambadélis, évoquant une « gauchisation de la CGT » ou de Jean-Marie Le Guen dénonçant le 24 avril dernier, lors du Grand rendez-vous Europe 1, Le Monde, ITélé, une CGT « aux mains de groupuscules » ? En fait, par-delà les avis de circonstances ou plus ou moins intéressés, force est de reconnaître que le congrès de Marseille montre de réels changements quant aux orientations de la CGT, des changements d’autant plus affirmés dans les déclarations de tribune que celles-ci portaient plus sur une actualité politique et sociale immédiate que sur les questions de fond qui se posent au syndicalisme d’aujourd’hui comme les évolutions de l’action revendicative face aux évolutions du travail et de ses contenus, par exemple.

De fait, le projet de loi porté par Myriam El Khomri et les positions à adopter face au gouvernement ont polarisé de nombreux débats, interventions ou décisions de congrès. Il en est ainsi de « l’Appel » lancé suite au Congrès et demandant « à amplifier partout le rapport de force ». Cette logique du rapport de force s’exprime sur diverses thématiques apparues lors des débats entre délégués ou dans les conclusions du congrès. En l’occurrence, le discours cégétiste renoue souvent avec beaucoup de ses positions qui dans le passé le caractérisaient à divers niveaux – de l’entreprise au politique – comme un « discours de classe et donc de luttes de classes ».

Le retour du politique?
C’est le cas lorsque la direction justifie face à la loi El Khomri non seulement la grève interprofessionnelle mais aussi la grève reconductible jusqu’à obtenir une satisfaction totale c’est-à-dire le retrait pur et simple du projet. Idem, à propos de la dénonciation de la totalité des accords interprofessionnels conclus récemment sur la sécurisation de l’emploi face à la performance économique, la formation professionnelle, l’assurance-chômage ou les retraites complémentaires. Et de même de la dénonciation d’un syndicalisme qui se serait détourné de sa relation aux salariés au profit du dialogue social, de son institutionnalisation et d’une démarche d’expertise.

Lors du congrès, c’est la partie du document d’orientation intitulée « Notre rapport avec les autres organisations syndicales, le politique et le monde associatif » qui a donné lieu aux débats les plus intenses et si ce dernier a été adopté avec beaucoup de réserves, le « syndicalisme rassemblé » et la CFDT ont fait très souvent l’objet de condamnations sans appel ce qui augure mal des rapports entre les deux principales centrales dans les mois voire dans les années à venir. Enfin, la loi El Khomri aidant, la radicalité revendicative ou syndicale adoptée par l’organisation de Philippe Martinez s’est prolongée sur le terrain politique. De ce point de vue et comme l’observe L’Humanité.fr le 22 avril dernier, la rupture avec le pouvoir a été « franche et massive », l’annonce de la présence au congrès d’une délégation du PS ayant donné lieu à un rejet manifeste et des huées impressionnantes. Comme le note « l’Appel » de la CGT déjà mentionné, il s’agit de développer désormais « un mouvement (…) face à un gouvernement désavoué, en rupture profonde avec la population (et face à) un exécutif à l’écoute d’un patronat rétrograde et menaçant (qui) ambitionne de détruire toutes les garanties collectives en fixant comme seul horizon la précarité généralisée ». Bref, Hollande c’est Sarkozy mais… en pire.

Ces divers éléments montrent bien le tournant radical adopté par la centrale de Montreuil lors du rassemblement de Marseille. En fait, tout se passe comme si la CGT renouait avec les pratiques très conflictuelles qu’elle avait mises en œuvre dans les années 1980 et qui donnèrent lieu aux « 10 de Billancourt », aux affrontements dans la sidérurgie, à SKF, etc. Mais les dirigeants de la CGT croient-ils vraiment que leurs appels actuels à la radicalité puissent déboucher sur un nouveau « Mai 68 » voire un nouveau « 1936 » dont on va fêter la commémoration et qui occupe toujours une place importante dans la mémoire militante ? On peut en douter et là n’est pas le problème, ce dernier se situant plutôt sur le terrain politique à venir.

Retour du politique au sein de la CGT (cf. Telos, février 2015) ?  Pour répondre à cette question, il faut partir d’un double constat. D’un côté, on constate un état de délabrement du PS qui – sauf une immense surprise, s’accentuera plus encore lors de l’élection présidentielle et des législatives en 2017. De l’autre, on observe une « gauche de la gauche » frappée d’impuissance car dans l’incapacité d’assurer une relève au PS dans la mesure où son influence notamment électorale stagne à un niveau étale depuis 2002 (10 à 12% pour le PCF et l’extrême-gauche confondus à l’élection présidentielle). Dès lors, la situation à venir ne peut-elle pas conduire à une opposition frontale entre une droite revenue au pouvoir et un syndicalisme d’opposition mené par la CGT ? Et donc à une situation similaire à celle du milieu des années 1960 où face à un pouvoir gaulliste dominant, les syndicats jouèrent souvent un rôle d’opposition centrale compensant la faiblesse d’une SFIO en crise, d’un PCF encore puissant mais marginalisé et de forces de gauche périphériques (la Convention des institutions républicaines de François Mitterrand, le PSU ou les « Radicaux de gauche »). Simple conjecture ou non ? La réponse à cette question est désormais proche et elle est à l’esprit de nombreux cégétistes et non des moindres.

Reste qu’un fait demeure et il est incontournable : l’opposition syndicale au gaullisme des années 1960 reposait sur deux organisations centrales et puissantes, la CFDT et la CGT, liées par un pacte d’unité d’action signé en 1966. Quid aujourd’hui d’une éventuelle opposition syndicale à une droite revenue au pouvoir sinon une CGT certes très présente sur le terrain militant et protestataire mais associée à des organisations qui sont soit étiques au niveau national, comme c’est le cas de SUD, soit dans l’incapacité de promouvoir une mobilisation d’ensemble (ou « de masse ») hormis quelques rares secteurs, comme c’est le cas de FO ? Ainsi et à bien des égards, le divorce entre la CGT et la CFDT de facto avalisé lors du congrès de Marseille n’a pas fini de peser et de contribuer tant sur le terrain contractuel que sur le terrain des luttes revendicatives à l’affaiblissement du syndicalisme dans son ensemble alors que la situation économique, sociale, politique et internationale exigerait plutôt le contraire.