La CGT, toujours au cœur du paysage syndical? edit

4 février 2015

Le bruit fait par les médias autour de la démission de Thierry Lepaon ne doit pas masquer ce qui s’est joué au sein de la CGT et sur le plan militant. En effet, les débats sur « l’affaire Lepaon » qui se sont déroulés depuis l’automne dernier dans les instances de la centrale de Montreuil, éclairent à leur manière, la crise que celle-ci traverse depuis longtemps et qui met en cause sa place dans le paysage syndical. Dans l’histoire du syndicalisme français, la CGT s’est longtemps située au cœur de ce paysage. Depuis les années 1990-2000, la CFDT la concurrence sur ce terrain et le fait est d’autant plus sensible que la CGT est confrontée à une situation délicate issue de contextes passés qui pèseront lourd sur la nouvelle direction et le nouveau secrétaire général, Philippe Martinez élu le 3 février 2015 par le Comité confédéral national (CCN).

Tout d’abord, le règne de Bernard Thibaut à la tête de la centrale de Montreuil a donné lieu à des résultats mitigés. Les évolutions souhaitées par ce dernier et certains de ses proches notamment à l’égard de la négociation collective, du réformisme ou de ses rapports à la démarche contestataire ou radicale, restent inachevées. Pour reprendre une expression de Jean-Louis Moynot, l’un des principaux acteurs de la modernisation de la CGT des années 1970, celle-ci est demeurée « au milieu du gué ». Elle n’a pas su ou pu dépasser les contradictions ni les oppositions qui sur ces thèmes, la traversent depuis longtemps déjà. À ceci s’ajoutent la séquence et les conditions plus que délicates de la succession de Bernard Thibaut et l’élection « par défaut », comme l’ont souligné beaucoup d’observateurs, de Thierry Lepaon qui n’a pas su donner à la centrale une ligne ou un cap clairement définis.

Conséquences de tels faits ? La CGT est aujourd’hui soumise à des vents fort défavorables. Elle dénonce avec vigueur certains grands accords interprofessionnels signés par les syndicats réformistes comme ce fut le cas entre autres de l’accord sur la « sécurisation de l’emploi et la compétitivité des entreprises » conclu en janvier 2013 et adopté par le Parlement au printemps suivant. Mais dans le même temps, elle peine à initier des mobilisations protestataires d’ampleur, ces efforts étant contredits par des contextes qui ne facilitent jamais des mobilisations protestataires issues de la gauche syndicale tels la présence de la gauche au pouvoir, la crise économique et un chômage massif. Enfin, les récentes élections professionnelles montrent de réels reculs de la CGT dans des secteurs où son influence est traditionnellement forte et ces reculs accentuent souvent des tendances en vigueur depuis longtemps : pour n’évoquer que quelques exemples, citons la SNCF, ERDF, Orange voire la Fonction publique territoriale lors du récent scrutin de décembre 2014.

Ainsi face à une CFDT dont la cohésion interne atteint aujourd’hui un degré quasiment inégalé ou inédit, la situation de la CGT semble particulièrement critique. Celle-ci passe-t-elle de la stratégie incertaine du « milieu du gué » à une impasse historique désormais décisive ?

En fait, les clivages qui l’opposent aux organisations réformistes (ou plus réformistes qu’elle ?) ne sont nullement tranchés ou univoques comme l’étaient a priori les clivages du passé entre « réforme » et « révolution ». Moins idéologiques ou moins « politiques », ils s’ancrent dans le « réel » et ont pour particularité de traverser la totalité des organisations syndicales –la CGT l’étant avec encore plus de force que les autres organisations syndicales à cause de l’héritage de l’ère Thibaut même si cet héritage reste, comme on l’a vu, mitigé.

Pour l’essentiel, ces clivages portent sur divers thèmes à savoir la place et le rôle de la négociation collective face à la loi et à l’État ; la défense prioritaire des statuts établis ou celle tout aussi prioritaire des exclus et des plus fragilisés face à la crise économique ; l’idée d’une relance de la croissance fondée sur la demande, le pouvoir d’achat et des politiques de redistribution traditionnelles ou l’adhésion à l’idée de compétitivité voire du coût du travail comme élément jouant sur l’emploi et le chômage ; la légitimité de la co-construction des règles entre employeurs et salariés au sein de l’entreprise ; la reconnaissance ou la défiance voire le rejet de l’économie de marché. Moins idéologiques que par le passé, plus pragmatiques à beaucoup d’égards, les clivages actuels n’en demeurent pas moins importants. Ils concernent des questions de société et de gouvernance sociale tels que le rapport de la société civile à l’État ; les rapports entre la démocratie représentative et la démocratie sociale ; le rôle de l’économie de marché dans les régulations sociales et la conception des rapports sociaux dans l’entreprise.

Par leur portée, les thèmes de clivages qui affectent le monde syndical, interpellent plus particulièrement la CGT et laissent apparaître ou réapparaître en son sein, une question qui a longtemps taraudé son histoire. Il s’agit de son rapport au « politique » non plus seulement au sens étatique du terme mais au sens de ce qui subsiste (ou non) de l’héritage doctrinal du passé. Le fait est certes paradoxal. En effet, alors que les clivages au sein des syndicats (ou entre syndicats) sont devenus moins idéologiques, la question du rapport de la CGT au « politique » réapparaît avec d’autant plus de force qu’elle est plus que jamais à la recherche de son propre futur.

Avec Louis Viannet et Bernard Thibaut, l’histoire de la CGT semblait désormais s’écrire à distance de l’idéologie ou de certaines postures liées au legs de Marx ou à l’existence du Parti communiste. Avec le retour de la crise économique, on a pu assister à la réactivation de certains modes de pensée. À compter de 2009, certains conflits sociaux, de Continental à Goodyear – pour ne citer que ceux-là –, allaient donner lieu à une radicalité qui n’allait pas sans rappeler le syndicalisme de « luttes de classes » défendues par la CGT jusque dans les années 1970-1980. Lors de l’élection présidentielle de 2012, la CGT semblait parfois adhérer aux positions du candidat du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon. Certes, on peut penser que les tendances les plus radicales restent minoritaires et c’est ce qu’elles sont au regard des votes de congrès. Il n’en reste pas moins que leur influence demeure et qu’elle peut être favorisée par les contextes économiques voire politiques présents.

Retour du « politique » au sein de la centrale de Montreuil ? Et jusqu’à quel degré ? Avec quelle intensité ? La question reste posée mais ce qui semble aujourd’hui certain, c’est que le rapport au « politique » de la CGT « surdétermine » dans une certaine mesure les débats qui la traversent. En l’occurrence, le choix est de renouer avec des principes radicaux et anticapitalistes qui ont marqué l’histoire de la centrale de Montreuil ou de reprendre le « chemin » entamé lors de la dernière décennie par Bernard Thibaut. Encore faut-il assumer ce choix. Mais la CGT en a-t-elle toujours les moyens surtout dans un contexte ou ses référents d’hier se sont pour beaucoup effacés et où ses certitudes affichées masquent mal les incertitudes qui découlent des contextes économiques et sociaux actuels ?

À défaut, elle resterait au « milieu du gué » mais cette perspective ne réjouit pas forcément le « camp d’en face » et notamment certains dirigeants de grands syndicats réformistes. Pour ces derniers en effet, un tel état de fait prolongerait la situation actuelle ce qui serait préjudiciable au syndicalisme dans son ensemble et au dialogue social en particulier.