I want to break free: jeunesse et imaginaire du travail edit

4 septembre 2018

« Redonner du sens au travail » : il faut avoir séjourné sur Mars ces dernières années pour avoir échappé à l’évangélisme qui plane sur les entreprises. A bas le « management désincarné »[1], les hiérarchies et leur formalisme sclérosant, vive l’électron libre imaginatif. Certes, dans les économies modernes, les salariés attendent de la satisfaction de leur vie professionnelle, celle-ci étant conçue comme un lieu d’expression de soi. Mais un degré a été franchi avec la e-économie, qui entend mêler encore plus intimement la notion de bonheur avec celle du travail.

De la vision radieuse du travail aux incertitudes des emplois

Les techies ont promu une représentation enchantée du travail, appréhendé comme un plaisir, un vecteur essentiel de réalisation de soi, des préceptes qui embrayent sur la rhétorique des vétérans du hacking. Inventivité, performance et esprit collaboratif : ce message épingle une vision hédoniste de l’individu aux besoins d’innovation des entreprises du Net et des startups. Ici tout est organisé pour que les travailleurs se sentent épanouis et encouragés à se dépasser. Pour doper et attirer « les talents », on ne lésine pas sur les services mis à leur disposition, on rend flexibles les horaires, on multiplie les gratifications pour motiver les équipes, le tout souvent sous la houlette d’un chief happiness officer.

En contre-point de cette vision euphorique de l’entreprise, les débats sur l’impact de la numérisation de l’économie dégagent, partout dans le monde réel et dans les médias, un climat anxiogène. Les spéculations sur le futur des activités s’imposent comme le quiz préféré des économistes. Les débat sur la fin du travail se sont quelque peu épuisés, tant les études prospectives pour les effets de la robotisation et de l’intelligence artificielle accumulent des résultats contradictoires.

En revanche, la particularité des emplois à pourvoir est bien identifiée. D’un côté, l’économie requiert des actifs armés d’une haute expertise scientifique et technologique. Les ingénieurs informaticiens sont convoités, et la pression s’exerce sur certaines qualifications : digital planners, web analysts, développeurs, data scientists, spécialistes du cryptage et du design etc, et sur tous les métiers liés aux infrastructures. Un bémol toutefois à ce wonderland des algorithmes : les effectifs du secteur du numérique ne constituent en France que 4% des emplois du secteur marchand. Ainsi les créations d’emplois pour l’avenir ne représentent qu’une petite partie des retombées directes ou indirectes de la révolution numérique (des services aux entreprises aux emplois « ubérisés » dans la mobilité urbaine), et pour l’essentiel n’ont rien à voir avec elle. Elles concernent l’éducation, la santé, les loisirs (emplois liés aux activités récréatives, culturelles et sportives) ainsi que la distribution et l’hôtellerie-restauration. De manière brutale et parfois un peu hasardeuse, la plupart des spécialistes font valoir la bipolarité qui affectera l’évolution des offres d’emploi. D’un côté des emplois hyperqualifiés, dans des secteurs à haute technicité, cumulant les privilèges – stimulation intellectuelle, autonomie de l’exercice, rémunérations importantes – mais en très petit nombre, et de l’autre, des emplois peu qualifiés, routiniers et mal rémunérés, mais en nombre prolifique. On peut néanmoins s’interroger : cette image de société duale minore les nombreuses activités dans l’éducation, la culture et le bien-être qui devraient se développer dans la société de la connaissance et de l’optimisation de soi - des emplois très « classes moyennes ». Parallèlement, on découvre que nombre d’activités reposant sur la dextérité humaine, l’empathie ou la créativité ne seront pas impactés par la déferlante robotique : des coiffeurs aux gardes d’enfants, des psy aux fabricants de produits artisanaux qui reconquièrent les centre-ville aujourd’hui.

Ce flou à l’horizon s’épaissit avec l’image brouillée des diplômes. « C’est maintenant un diplômes d’études supérieures qui est devenu la condition minimale d’espoirs pour ne serait-ce qu’un coup de chances permettant l’accès à une vie digne et en sécurité », énonce le sociologue Zygmunt Bauman[2]. Une affirmation qui ne souffre pas de conteste : dans l’OCDE en 2017, 84% des 25-64 ans passées par l’Université sont en emploi, contre 56% de ceux qui n’ont pas atteint le niveau bac. Pourtant, l’effort éducatif sans précédent entrepris depuis les années 1970 se paie d’une frustration pour une partie des jeunes. L’amélioration du niveau éducatif d’une génération à l’autre génère de profonds espoirs qui ne sont pas toujours payés de retour. Cette promesse se mue en désillusion quand l’accès au diplôme ne conduit pas rapidement à un travail ou à une promotion sociale, quand il ne permet pas d’obtenir l’activité convoitée et oblige le candidat à revoir ses aspirations, ou quand il aboutit, ce qui est souvent le cas pour des diplômes universitaires de niveau moyen, à un emploi déqualifié par rapport à la formation reçue.

Le graal: être indépendant

Des incertitudes ennuagent l’avenir de l’emploi. Face à l’avenir radieux promu dans des sphères élitistes – où activité et réalisation personnelle se marient souvent avec bonheur –s’oppose une réalité plus nuancée. Pour autant, les nouvelles générations adhèrent au projet hédoniste du travail tel qu’il s’est dessiné dans le sillage du boom universitaire, même les individus dotés de moindres atouts scolaires participent à ce rêve fantasmé. Cela emporte de multiples conséquences.

De plus en plus de jeunes, en particulier chez les très diplômés, renoncent à travailler dans les grandes bureaucraties où se construisent traditionnellement les « belles » carrières et s’investissent dans des startups ou s’installent comme consultant, voire artisan – à une époque ou l’art de la main reçoit ses lettres de noblesse. L’aspiration à devenir indépendant galvanise les nouvelles générations. Déjà en 2011, l’essayiste William Deresiewicz notait que l’idéal de la jeunesse, c’était le « small business »[3], l’horreur absolue pour les contestataires des seventies apparaît comme le nec plus ultra des jeunes adultes d’aujourd’hui. Mais pas n’importe lequel, un business qui emprunte aux artefacts de la contre-culture. L’éditorialiste Elizabeth Nolan Brown du magazine Reason, en s’appuyant sur les sondages du Pew Research Center, désigne l’émergence d’un capitalisme hipster. « Les millennials ne veulent pas choisir entre les contraintes de la grande entreprise et la vie de bohème », écrit-elle. « Emplis d’une grande confiance en eux-mêmes, mais entravés par la perspective de la stagnation (professionnelle), ils vont exceller dans l’économie nouvelle, celle qui favorise les capitalistes free lance imbibé de contre-culture ». Dans cette évolution, l’attrait de la carrière, le dévouement à l’entreprise se sont évanouis au profit d’une perspective du travail comme une expérience étoilée qui condense autonomie, aventure et imagination.

D’un autre côté, se développent les slashers. Dans le jargon du marketing, un mot, slasher, désigne les individus qui complètent un boulot alimentaire en louant ponctuellement leur voiture ou leur appartement, ou en participant à des activités rémunérées proposées par le biais de sites collaboratifs : une façon aussi de se dégager du temps libre pour des activités plus créatives ou pour étudier. De multiples profils peuvent être intéressés par cette jonglerie, allant de personnes qui vivent dans la débrouille – étudiants ayant du mal à joindre les deux bouts, chômeurs aux revenus issus d’indemnités ou du RSA, artistes qui se cherchent, accidentés de la vie, personnes ayant fait le choix de vivre dans les interstices de la société – à des individus à la recherche d’un complément de revenus et qui usent de l’économie collaborative comme d’une opportunité temporaire. Plus généralement, par sa souplesse, cette modalité d’obtention de revenus la rend séduisante pour des jeunes qui peinent à s’insérer par les voies classiques, souvent faute de diplôme suffisant, de compétence de base ou de relations, ou en situation d’attente d’un revenu stable. Mais existent aussi des intermittents de luxe, qui alternent boulots hautement rémunérateurs (par exemple certains consultants) et longues périodes de temps libre pour s’adonner à une passion, qu’elle soit les voyages, une activité artistique ou humanitaire, ou tout simplement le bonheur privé.

Enfin, les neets, ces jeunes sortis du système éducatif, qui ne sont ni en emploi, ni en stage[4], désignent une nouvelle catégorie répertoriée par les statistiques. Ils représentent 17% des 15-29 ans en France et 14% aux Etats-Unis. Plus de la moitié de ces jeunes, pour l’essentiel sortis précocement du circuit scolaire, a déjà renoncé à chercher un emploi. Plutôt que de galérer avec peu d’espoir d’y accéder, ou plutôt que de s’enferrer dans une activité perçue comme démotivante et sans avenir, cette partie de la jeunesse s’abstrait d’elle-même du monde du travail et pour une période indéterminée, s’enfonce dans une zone grise, entre soutien familial, débrouille individuelle et vraie marginalité.

« I want to break free », martelait le groupe Queen en 1984. Ce slogan s’applique aujourd’hui au travail. Capitalistes hipster, slashers, neets : certains millennials se sont mués en actifs aux semelles de vent, ouvrant des voies originales qui dévient des sentiers battus du travail tracés depuis l’après-guerre. On ignore aujourd’hui quel sera l’impact de ce nouvel imaginaire et l’importance de ces sorties de route du salariat.

 

[1] Titre du livre de Marie-Anne Dujarier sur le sujet

[2] Vies perdues, La modernité et ses exclus.

[3] « Today’s ideal social form is not the commune or the movement or even the individual creator as such; it’s the small business. Every artistic or moral aspiration — music, food, good works, what have you — is expressed in those terms. » New York Times, 12 novembre 2011.

[4] NEETS = Not in Education, Employment or Training.