La République face aux discriminations edit

17 avril 2007

Le président de la Halde nous a accordé un entretien dans lequel il commente le dernier rapport du BIT sur les discriminations en France et réitère son opposition aux statistiques ethniques.

Je ne pense pas que l'on puisse comparer les résultats de ces études. Celles qui ont été menées en Allemagne et en Espagne datent de 1996, c'est-à-dire il y a plus de 10 ans. La situation sociale économique et géopolitique de ces deux pays était totalement différente de celle de la France aujourd'hui. L'Allemagne était sous le coup la réunification, l'Espagne venait à peine de basculer de pays d'émigration à pays d'immigration. Les secteurs d'emploi concernés ne sont pas du tout les mêmes, enfin l'étude portait en Espagne presque exclusivement sur les travailleurs marocains, en Allemagne sur les jeunes Turcs de la deuxième génération et l'enquête n'a été menée que par téléphone. À ma connaissance, l'étude sur la Suède réalisée simultanément en 2007, et donc plus facilement comparable, n'est pas encore publiée. Il n'empêche que l'étude du Bureau international du travail fait apparaître une très forte discrimination en raison de l'origine à différents stades du processus d'embauche. Cette situation est inacceptable, elle ne me surprend pas.

Le travail de l'Observatoire des discriminations de Jean-François Amadieu, et notamment les tests de discrimination qu’il réalise, conduisent à des résultats similaires. Pour sa part, la Halde a fait des tests de discriminations à l’embauche portant sur trois grandes entreprises (BNP Paribas, Sodexho et LVMH). Dans les trois cas, il n’y avait pas de discriminations significatives. La Halde mènera d’autres tests en 2007.

La Halde a reçu depuis sa création plus de 7000 réclamations, le rythme s'amplifie de trimestre en trimestre. Toutes ne sont pas fondées bien sûr, mais sur les réclamations que nous considérons recevables plus de 40 % portent sur l'emploi.

Ce constat étant fait, comment peut-on agir, notamment sur le plan juridique ?

Le dispositif français est très complet. 17 critères sont pris en compte, auxquels il faut ajouter une définition extensive en matière de santé. Le domaine de l'emploi, pris dans un sens très large, est couvert par les dispositions du code de travail. Les discriminations dans l'accès aux biens et aux services sont soumises aux dispositions du code pénal. Les règles qui organisent la fonction publique et l'accès aux services publics prohibent, elles aussi, la discrimination.

Si le contentieux de la discrimination est resté relativement faible en France c'est essentiellement en raison de la difficulté que rencontrent les victimes pour apporter la preuve des faits incriminés. Une des missions de la Halde est précisément d'apporter une réponse sur ce point. La Haute Autorité est dotée de pouvoirs d'investigation qui lui permettent de rechercher les preuves des comportements discriminatoires, puisqu'elle peut exiger la transmission de tout document, entendre des témoins, et procéder à des investigations sur place, dans des locaux professionnels.

Le dossier établi au cours de l'enquête menée par la Halde l'amène à caractériser les faits, lorsque leur nature délictueuse est clairement établie elle en informe le parquet. Elle peut présenter ses observations devant les tribunaux, ou encore, en accord avec la victime, organiser une médiation pour trouver une solution rapide.

La loi sur l'égalité des chances de 2006 a complété les pouvoirs de la Halde en lui donnant la possibilité d'infliger une amende transactionnelle ainsi que la réparation négociée du préjudice de la victime, assorties ou non de mesures de publicité.

Le premier objectif de la Halde est la défense des droits des victimes des discriminations. De plus, le contentieux de la discrimination a valeur pédagogique d'avertissement. Plus il y aura de dossiers traités, plus les auteurs de discrimination prendront garde à leur comportement et, parallèlement, moins les victimes se résigneront à subir cette injustice.

C'est la raison pour laquelle la Halde assure auprès des acteurs de la justice, magistrats et avocats, une action de sensibilisation et de formation, qui doit amener la justice à mieux prendre en compte la discrimination pour ce qu'elle est, un délit, qui appelle une sanction et ouvre droit à réparation.

A supposer que l’on dispose d’instruments juridiques pour combattre les discriminations, l’ampleur du phénomène conduit malgré tout à pousser l’analyse un peu plus loin. Que dire à ces concitoyens auxquels on répète que la République ne reconnaît pas les différences alors que la société ne cesse de le faire ? En idéalisant à ce point comme on le fait la République, ne prend-on pas le risque de l’affaiblir encore plus tant les représentations sociales se construisent moins à partir d’idéaux-types que de vécus ?

Votre question appelle deux observations. Tout d'abord ce qui a frappé tous les observateurs étrangers lors des violences urbaines de l'automne 2005, c'est l'absence de dimension religieuse ou ethnique. Nous avons tous pu constater que la demande qui émergeait avec le plus de force, est une demande de plus de république. Il n'y a eu aucune remise en cause de la république, de notre idéal républicain mais au contraire une exigence, une assignation de mettre en œuvre et de renforcer l'idéal républicain.

La deuxième observation résulte de mon expérience. Il y a bien sûr des personnes racistes. Mais l'essentiel de la discrimination trop largement répandue n'est pas le fait d'un racisme conscient ou inconscient, mais d'une sorte de reproduction routinière des préjugés, des habitudes, du train-train de la facilité qui fait que l'on embauchera quelqu'un qui nous ressemble, que l'on louera un appartement au locataire qui semble présenter le moins d'aspérités.

C'est cela qu'il faut changer. À côté de sa mission de traitement des réclamations, la Halde assure la promotion de l'égalité. Il s'agit de faire prendre conscience de la dimension discriminatoire de certains comportements qui sont vécus comme anodins. Prenons l'exemple des stages en entreprise, il est jugé normal par beaucoup de Français que ces stages soient accordés en priorité aux enfants du personnel. C'est un de ces petits avantages que l'on aime bien. Peu de gens s'interrogent sur la portée de cette inégalité de traitement qui empêche des jeunes issus d'autres milieux d'accéder à des stages qui sont souvent la clé pour accéder ultérieurement à un emploi.

La Halde favorise la prise de conscience, et identifie des bonnes pratiques, des procédures qui empêchent l'apparition de comportements discriminatoires, afin de proposer une alternative aux mauvaises habitudes. C'est ce que nous faisons en diffusant ces bonnes pratiques sur notre site Internet ou en mettant en place une formation en ligne (un e-learning) afin que des chefs d'entreprise, ou des particuliers, puissent au travers d'une série de questions, évaluer leur comportement et le cas échéant en changer.

La Halde a contribué à la prise de conscience que l'on voit s'opérer aujourd'hui, elle invite chacun à s'interroger sur ce que sont les discriminations et sur le contenu discriminatoire de leur propre comportement. Pour ce qui nous concerne la HALDE s'est attachée à ne pas établir de hiérarchie entre les discriminations qu'elles soient liées à l'origine, au handicap ou à l'âge par exemple. Cela évite d'isoler les personnes en fonction de critères, au risque de la stigmatisation ou de la concurrence en matière de victimisation.

Cette prise de conscience s'effectue dans le cadre de notre pacte républicain ; il ne s’agit pas de changer d’objectifs, il s’agit d’agir plus énergiquement.

Vous êtes un farouche opposant des statistiques ethniques dont on mesure les dangers et les dérives. Mais là encore, n’y a-t-il pas une troisième voie à trouver entre une mise en œuvre différentialiste et un rejet pur et simple ? N’y aurait-il pas un usage républicain de ces statistiques ?

Il y a un risque réel de mauvais usage de ces statistiques. Mais, sans se focaliser sur ce mauvais usage, quel serait l'usage de ces statistiques? En quoi sont-elles nécessaires, quel avantage comportent-elles qui justifierait que l'on prenne ce risque?

Vous venez de me parler des discriminations existant dans notre pays. Vous en avez, comme moi, une idée assez précise et le test de discrimination effectué par le Bureau international du travail permet d'identifier la nature, la portée de ces discriminations. Par ailleurs des études sur les parcours de jeunes issus de l'immigration peuvent être menées en toute légalité, et la Halde participe au financement d’une importante étude conjointe de l’INED et de l’Insee. De telles études affinent encore notre connaissance de la situation.

Dans certains cas, pour certaines discriminations, nous disposons de données absolument précises à l'unité près. Est-ce que le fait de connaître le nombre d'hommes et de femmes, dans notre société, dans chaque entreprise, dans chaque atelier, dans chaque service de chaque société a diminué en quoi que ce soient les discriminations dont les femmes sont victimes? Les données d'état civil, absolument transparentes, n'empêchent en rien la discrimination dont sont victimes les seniors à l'embauche. L'emploi de travailleurs handicapés stagne aux alentours de 4 %, alors que l'objectif est de 6 %, ce n'est pas par manque de données précises, c'est par manque de volonté.

Je considère que par les études et enquêtes faites par les organismes publics et entourées de toutes les garanties, notamment d’anonymat prévues par la loi, par l'utilisation autant que de besoin de tests de discrimination, nous disposons d'informations suffisantes pour mener une lutte résolue. Il n'est pas besoin d’attendre de nouveaux outils, mettons déjà en œuvre ceux dont nous disposons.

Je note d’ailleurs que tant les personnes interrogées dans le cadre d’études en entreprise de l’INED que le Cran souhaitent, en tout état de cause, que les études statistiques demeurent anonymes et fondées sur le volontariat , et récusent donc les pratiques américaine et britannique.

Quand Sciences Po a lancé son projet ZEP, il y a eu beaucoup d’oppositions à cette démarche . Aujourd’hui, le débat s’est apaisé et l’expérience est citée en exemple. Ma question est un peu provocatrice. Mais n’allons pas connaître une évolution comparable avec les statistiques ethniques même si l’enjeu n’est pas le même ? On s’y opposerait au nom d’une certaine vision de la République avant de finir par s’y résoudre.

J'ai déjà largement répondu à votre question, mais à l'évidence ce que vous me dites c'est qu'il est possible d'agir sans recourir à des données ethniques et sans cibler en fonction de l’origine « ethnique » mais en fonction des difficultés connues liées à l’origine sociale, Sciences Po l'a fait et c'est une remarquable réussite. Je soulignerai qu'en s'ouvrant aux zones d'éducation prioritaire, Sciences Po a rétabli un début d’égalité des chances pour Mourad mais aussi pour François qui habite en Seine-Saint-Denis et est stigmatisé à ce titre.

Avant de prendre vos fonctions à la Halde, vous avez dirigé Renault. En tant que chef d’entreprise, étiez-vous conscient de ce problème (les discriminations) ? Avez-vous eu en la matière des « bonnes pratiques » ?

J'étais conscient de l'existence de discriminations et je me suis efforcé de les combattre. Lorsque j'ai quitté Renault, nous avions beaucoup fait pour l'emploi des travailleurs handicapés et l’entreprise se situe aujourd'hui parmi les meilleures dans ce domaine. L'emploi des femmes, et notamment dans les filières techniques et dans l'encadrement a beaucoup progressé. De même, les actions de formation professionnelle ont eu pour objet de permettre à chacun d’évoluer.

Propos recueillis par Zaki Laïdi