Faut-il brider les hauts salaires ? edit

5 juillet 2012

Le débat sur les rémunérations excessives – bonus, options et avantages divers des dirigeants d’entreprises – n’est pas une exception française. Sous des formes diverses, cette question est débattue aux USA, en Suède, en Allemagne et même au Royaume-Uni où le gouvernement conservateur vient d’annoncer des mesures pour en améliorer le contrôle. Comment peut-on aborder ce problème et essayer de le régler ?

Pour en comprendre les enjeux, il convient de prendre en compte quatre facteurs : le salaire fixe, qui normalement représente moins du quart de la rémunération globale soit  900 000 euro par an pour les patrons du CAC 40, la  rémunération variable (bonus) liée à l’atteinte de résultats, qui peut atteindre en général de 100 à 200 % du salaire fixe, les d’options d’acquisition ou de souscription d’actions, d’octroi d’actions gratuites ou de rémunérations différées liées au cours de l’action, qui sont liées ou non à des objectifs de résultats, et enfin  la constitution d’une retraite supplémentaire (« retraite chapeau ») dont le montant et les mécanismes de calcul varient selon les périodes et les entreprises.

La rémunération totale des dirigeants en France demeure inférieure à ce qu’elle est en Grande-Bretagne et surtout aux Etats-Unis. Elle est du même ordre qu’en Allemagne et dans les autres pays occidentaux. Il est indiscutable que la mondialisation, c’est-à-dire l’existence d’un « marché » mondial des dirigeants, le rôle de firmes de recrutement elles-mêmes mondiales, a contribué à la hausse de ces rémunérations mais celle-ci a été très forte aux Etats-Unis, pays où elle était déjà la plus élevée. La publicité, maintenant obligatoire dans presque tous les pays, a suscité des débats qui peuvent avoir des conséquences.

A l’appui des pratiques actuelles sont présentés deux arguments solides. Le premier consiste à dire que  l’influence du patron sur les résultats et l’avenir de l’entreprise est essentielle et il n’y a pas un très grand nombre de dirigeants de premier ordre. Le second tend à estimer que le dirigeant d’une très grande entreprise à la réussite éclatante peut s’enrichir au même titre que le propriétaire d’une PME qui réussit, qu’un avocat d’affaires talentueux ou qu’un associé d’une firme de conseil ou d’une banque d’affaires.

En sens inverse, les écarts de rémunération entre le monde économique et financier et les mondes de l’université, de la recherche, de l’administration, de la médecine, de la politique ou des arts et lettres ne peuvent qu’avoir des effets négatifs à long terme. De façon plus générale, les écarts de revenus au sein de chaque pays tendent à croître. Or il existe nombre d’études montrant que des inégalités trop fortes de patrimoine ou de revenus ont des effets négatifs sur la cohésion politique et sociale d’une nation et sur un grand nombre d’indicateurs de bien être et de progrès dans une société. De ces inégalités les hautes rémunérations sont le symbole le plus visible. La nécessité ou non de réduire ces inégalités relève d’un choix politique. C’est pourquoi le mécanisme le plus cohérent et le plus efficace pour les réguler demeure la fiscalité dès lors que celle-ci frappe également toutes les rémunérations quelle que soit la forme qu’elles prennent, monétaire ou sous forme d’actions ou d’options.

La fiscalité ne peut toutefois être alourdie sans limite du fait même de la mondialisation qui permet aux dirigeants de s’implanter dans différents pays et aux sociétés de déplacer leur siège social ou leurs états-majors d’un pays à l’autre.

Il est en revanche très difficile techniquement et peu légitime de plafonner par la voie législative certains revenus primaires ou certaines rémunérations dès lors que d’autres, en particulier les revenus du patrimoine, ne sont pas limités. Tout au plus peut on favoriser la mise en œuvre de « codes de conduite » et, le cas échéant, exercer une pression publique.

Quel que soit le jugement politique ou moral que l’on porte sur les rémunérations des dirigeants ou des inégalités de revenus, il faut se demander si les mécanismes de rémunération incitent à une meilleure gestion. Les procédures de fixation de rémunération sont de plus en plus soumises à la « démocratie actionnariale ».

Cela contribue à faire prévaloir le modèle anglo-saxon de shareholder society où l’entreprise a pour seule finalité l’enrichissement de ses actionnaires par rapport au modèle continental de stakeholder society où l’entreprise est considérée comme une communauté dont le dirigeant a une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes.

Certes, en théorie, l’intérêt de long terme des actionnaires coïncide avec celui de l’entreprise. Mais d’une part ce n’est pas toujours vrai, d’autre part les actionnaires de long terme sont minoritaires et les investisseurs institutionnels et gestionnaires de portefeuilles ont en général des objectifs de performance annuels ou infra annuels qui gouvernent leurs choix. Ainsi les gestionnaires et investisseurs auront tendance à retenir des objectifs de taux de rentabilité qui interdisent des investissements de long terme, notamment en matière de Recherche et Développement, et à privilégier la distribution de dividendes ou le rachat par la société de ses propres actions.

En conséquence, une forte variabilité des bonus en fonction de données financières quantifiées sur une année incite les dirigeants à un certain court-termisme financier qui ne sert pas de façon évidente l’intérêt à long terme de l’entreprise ou de l’économie nationale.

Certes les « incitations à long terme » ont en principe pour objet de corriger cela. Les options devaient à l’origine rémunérer des paris audacieux sur l’innovation dont le succès ou l’échec ne pouvaient s’apprécier que sur 5 à 10 ans. En se généralisant les options se sont détournées de leur finalité initiale. Elles sont devenues un mécanisme avantageux au plan des charges fiscales et sociales et difficiles à évaluer en termes de coût pour accroître fortement les hautes rémunérations. De plus la valeur de ces incitations « à long terme » est totalement indexée sur les cours de bourse.

La volatilité excessive des options, l’absence de lien direct avec la performance effective des bénéficiaires conduit aujourd’hui, dans presque tous les pays, à écarter ce mécanisme et à y substituer l’octroi d’actions gratuites ou des versements différés indexés sur le cours de l’action. Cela atténue les défauts les plus criants du système d’options mais conforte l’idée que le critère de jugement et donc de rémunération des dirigeants est l’évolution du cours de bourse et donc reflète une économie où l’intérêt des actionnaires prime sur celui de toutes les autres parties prenantes et où les marchés financiers sont le seul juge de la réussite.

On en vient donc au cœur du modèle. Est-il possible de modifier l’équilibre des pouvoirs au sein des entreprises cotées afin de favoriser l’intérêt à long terme des entreprises ? La réponse n’est pas évidente ; il n’y a pas de mécanisme unique et il faut prendre en compte les réactions possibles des actionnaires et des entreprises. Mais certaines pistes méritent d’être explorées : la présence, dans les conseils d’administration des sociétés cotées, d’administrateurs représentant les salariés, à l’image de ce qui se fait en Suède ; ou le régime de droit commun du droit de vote double pour les actions nominatives détenues depuis plus de deux ans qui est aujourd’hui optionnel en France ; ou encore une fiscalité plus favorable pour les bénéfices réinvestis ; ou enfin une limitation de la déductibilité des intérêts payés du bénéfice imposable, limitation qui existe dans nombre de pays européens mais pas en France.