Pourquoi les petits-enfants d’immigrés du Maghreb portent-ils encore des prénoms arabo-musulmans? edit

21 janvier 2022

En France, les immigrés du Maghreb et leurs descendants sont réputés attribuer des prénoms « arabo-musulmans » plutôt que des prénoms « français ». Est-ce vrai et si oui, comment l’expliquer ?

Pour le savoir, j’analyse le (premier) prénom des habitants de 0 à 60 ans en France métropolitaine en 2008, selon qu’ils sont immigrés (G1), c’est-à-dire nés étrangers à l’étranger, ou enfants d’immigrés (G2), ou petits-enfants d’immigrés (G3). L’année 2008 est l’année la plus récente pour laquelle de telles données sont disponibles. Je regroupe ces milliers de prénoms en huit catégories (« français », « latins », « internationaux ou anglophones », « d’autre Europe », « arabo-musulmans », « africains », « asiatiques » et « inclassables »), en utilisant une nomenclature de prénoms de l’Institut national d’études démographiques (INED). La méthodologie et les résultats détaillés sont présentés ici. Qu’observe-t-on ?

Les descendants d’immigrés du Maghreb sont ceux qui portent le plus souvent des prénoms spécifiques à leurs origines

Les descendants d’immigrés du Maghreb, mais aussi de Turquie, se distinguent nettement des autres descendants d’immigrés en France en ce que, au fil des « générations », ils conservent leurs prénoms spécifiques beaucoup plus massivement (graphique ci-dessous).

Par rapport aux autres immigrés (G1), les immigrés du Maghreb et de Turquie portent plus souvent des prénoms spécifiques à leurs origines, notamment parce que suite à leur naturalisation ils ont relativement rarement francisé leur prénom. Les prénoms les plus couramment portés par les immigrés du Maghreb sont, chez les hommes, Mohamed (le très loué, du nom du prophète de l’islam), Ahmed (le plus loué, autre nom du prophète) et Rachid (de bon conseil, le pluriel désignant les quatre premiers califes « bien-guidés »). Chez les femmes, il s’agit de Fatima (fille du prophète, épouse du quatrième calife et mère de Hasan et Husayn), Khadija (première épouse du prophète) et Samira (compagne de discussion du soir). Tous ces prénoms sont d’étymologie arabe et catégorisés par l’INED comme « arabo-musulmans ».

Dans la deuxième génération (G2), environ 75% des enfants d’immigrés du Maghreb et de Turquie portent un prénom « arabo-musulman », loin devant les proportions de prénoms spécifiques des enfants d’immigrés d’Europe du Sud (Italie, Espagne et Portugal) (11%), d’autre Europe (24%), d’autre Afrique (21%) ou d’Asie (10%). Les prénoms les plus couramment portés par les fils d’immigrés du Maghreb en France sont Mohamed, Karim (généreux) et Farid (unique), tous trois « arabo-musulmans ». Chez les filles d’immigrés du Maghreb, en revanche, les prénoms les plus portés peuvent certes être considérés comme arabes ou musulmans, mais pas seulement. C’est le cas de Nadia, orthographe française courante du prénom arabe « Nādiya » (qui appelle), qui est aussi un prénom européen d’origine slave qui signifie « espoir ». C’est aussi le cas de Sarah et Myriam, deux prénoms d’origine hébraïque qui, à la fois bibliques et coraniques, peuvent être considérés aussi bien comme français que comme arabes. Aucun de ces trois prénoms féminins n’est catégorisé par l’INED comme « arabo-musulman », si bien que les proportions de prénoms « arabo-musulmans » ici présentées peuvent être considérées comme des estimations minimales.

Proportion de prénoms spécifiques par origine et « génération » en France en 2008

Lecture : parmi les personnes originaires du Maghreb, la part de prénoms spécifiques (« arabo-musulmans ») passe de 94% (G1) à 76% (G2) puis 49% (G3), d'après la nomenclature de l'INED.

Champ : personnes de 18-50 / 18-60 ans en ménage ordinaire et leurs enfants de 0-17 ans habitant en France métropolitaine en 2008, données pondérées, N = 42 208. Les G1, G2 et G3 Maghreb sans ascendant arabophone ni berbérophone ni musulman, qui sont probablement (descendants de) rapatriés, sont exclus des analyses.

Source : enquête Trajectoires et origines ; J.-F. Mignot, « Prénoms des descendants d'immigrés en France : essai de reproduction d'un article scientifique », 2021, p. 48.

 

Dans la troisième génération (G3), environ 49% des petits-enfants d’immigrés du Maghreb portent un prénom « arabo-musulman », loin devant les proportions de prénoms spécifiques des petits-enfants d’immigrés d’Europe du Sud (8%), d’autre Europe (19%), d’autre Afrique (9%) ou d’Asie (5%). Là encore les prénoms les plus portés par les petits-fils sont « arabo-musulmans » : Karim (généreux), Nassim (prénom moins maghrébin que proche-oriental, y compris chrétien, et qui signifie brise) et Farès (chevalier). Et de nouveau les prénoms les plus portés par les petites-filles sont plus diversifiés que ceux de leurs frères (et ils ne sont pas catégorisés par l’INED comme « arabo-musulmans ») : il s’agit de Sarah, Sophia (prénom grec proche du prénom arabe Sâfiya, pure) et Lina (douce) — des prénoms que l’on peut qualifier de « passe-partout » en ce sens qu’ils ne « sonnent pas trop arabe » tout en pouvant passer pour l’être.

Chez les petits-enfants comme chez les enfants d’immigrés du Maghreb, ainsi, les filles portent des prénoms « arabo-musulmans » moins souvent que les garçons.

Top 10 des prénoms des habitants originaires du Maghreb selon leur sexe et leur «génération» en France en 2008

Lecture : le prénom masculin le plus porté par les immigrés (G1) du Maghreb est « Mohamed », porté par 9,5% d'entre eux. Sont grisés les prénoms qui, d'après la nomenclature de l'INED, ne sont pas « arabo-musulmans ».

Champ : individus du champ retenu (personnes de 18-50 / 18-60 ans en ménage ordinaire et leurs enfants de 0-17 ans habitant en France métropolitaine en 2008) qui sont immigrés (G1), enfants d'immigrés (G2) ou petits-enfants d'immigrés (G3) du Maghreb, données pondérées, N = 2 881.

Source : enquête Trajectoires et origines ; J-F Mignot, « Prénoms des descendants d'immigrés en France : essai de reproduction d'un article scientifique », 2021, p. 38.

 

Les petits-enfants d’immigrés du Maghreb sont non seulement ceux qui portent le plus souvent un prénom spécifique à leurs origines, mais aussi ceux qui portent le moins souvent un prénom « français » (15%), loin derrière les petits-enfants d’immigrés d’Europe du Sud (59%), d’autre Europe (76%), d’autre Afrique (33%) ou d’Asie (75%). Ainsi les prénoms les plus couramment portés par les petits-enfants d’immigrés du Maghreb ne comprennent-ils presque aucun prénom « français » non ambigu comme Pierre ou Nicolas. Par contraste, les descendants d’immigrés d’Europe ou d’Asie portent largement des prénoms « français » et des prénoms qui sont aussi portés par les personnes sans parent ni grand-parent immigré.

Au total, les enfants et petits-enfants d’immigrés du Maghreb se distinguent donc des autres descendants d’immigrés en ce que, au fil des générations, ils sont ceux qui, de loin, abandonnent le moins souvent leurs prénoms spécifiques et adoptent le moins souvent des prénoms « français ». Pour autant des évolutions existent. Au fil des générations, les prénoms coraniques ainsi que les prénoms de proches ou successeurs du prophète Mohamed deviennent relativement moins nombreux, pour être en partie remplacés par des prénoms arabes profanes, voire par des prénoms féminins « passe-partout » — mais presque aucun prénom « français » non ambigu.

Pourquoi les descendants d’immigrés du Maghreb diffèrent-ils des descendants d’immigrés d’Europe, mais aussi d’Asie ?

Les immigrés d’Europe du Sud et du reste de l’Europe, pour la plupart porteurs d’un prénom étranger mais chrétien, ne sont pas les seuls à avoir donné à leurs enfants (et ces derniers, à leurs propres enfants) un prénom « français » : c’est le cas, aussi, des immigrés d’Asie, qu’ils soient originaires de Chine ou des pays de l’ex-Indochine française (Cambodge, Laos, Vietnam). L’attribution à l’état civil d’un premier prénom « français » peut d’ailleurs, chez les descendants d’immigrés d’Asie, aller de pair avec l’attribution d’un deuxième ou troisième prénom du pays d’origine, voire avec l’usage d’un prénom du pays d’origine dans la sphère familiale. Pourquoi les immigrés du Maghreb n’ont-ils pas fait de même ?

Les deux groupes qui, en France, n’ont pas attribué à leurs enfants des prénoms « français » sont les immigrés du Maghreb et de Turquie, c’est-à-dire les immigrés de culture musulmane. De même, en Allemagne des années 1980 aux années 2000, les immigrés de Turquie sont ceux qui attribuent le plus de prénoms spécifiques (et le moins de prénoms « allemands ») à leurs enfants : 90% des immigrés de Turquie attribuent à leurs enfants des prénoms spécifiques, contre 43% des immigrés d’ex-Yougoslavie et 35% des immigrés d’Europe du Sud.[1] De même, au Royaume-Uni dans les années 2000, les immigrés du Pakistan et leurs descendants portent presque tous des prénoms spécifiques, d’origine arabe.[2] Et en France en 2008, plus les enfants d’immigrés du Maghreb sont religieux (c’est-à-dire, plus ils déclarent accorder de l’importance à leur religion dans leur vie), plus leurs propres enfants se sont vus attribuer des prénoms « arabo-musulmans ». Qu’est-ce qui dissuade les immigrés de religion ou de culture musulmane de donner à leurs enfants (et ces derniers, à leurs propres enfants) des prénoms de leur pays d’accueil et de résidence ?

S’il est difficile de le savoir précisément ou avec certitude, un témoignage des années 1980 peut nous mettre sur la voie : « Si le père algérien annonce aux siens que son fils s’appelle Jean-Pierre, il sera rejeté sans attendre de savoir que ce dernier parle arabe et sera un fervent croyant de l’islam, tandis que s’il dit qu’il s’appelle Mohamed, Réda ou Khalil, il sera accepté sans que personne ne cherche à savoir si le petit mange du porc, ne parle que le français et ne connaît même pas l’existence de Dieu ».[3] Pour nombre d’immigrés et de descendants d’immigrés de culture musulmane, passer outre les pressions de la famille (restreinte voire étendue, en France et dans le pays d’origine) et donner un prénom « français », c’est prendre le risque de devoir rompre avec sa famille et d’en exclure son enfant. Donner un prénom « français », c’est-à-dire le plus souvent le prénom d’un saint ou martyr chrétien, ce serait trahir la famille et la communauté islamique. Quand l’humoriste Jamel Debbouze a annoncé à ses parents (immigrés du Maroc) qu’il prénommerait son fils Léon, sa mère lui aurait demandé : « Vous allez l’appeler Léon tous les jours ? », et son père lui aurait dit : « Léon c’est très beau, moi personnellement je l’appellerai Ali. »

Les enfants d’un homme musulman étant réputés naître musulmans, et les femmes musulmanes étant interdites d’épouser un non musulman, les descendants d’immigrés du Maghreb et de Turquie continuent largement de se voir attribuer des prénoms musulmans ou tout au moins arabes ou turcs. Si en France la plupart des immigrés d’Europe et d’Asie donnent à leurs enfants des prénoms chrétiens, et si la plupart des juifs font de même depuis le XIXe siècle, la plupart des parents de culture musulmane s’y refusent, semblant voir dans ce « marqueur culturel » d’assimilation non seulement le signal d’un sentiment d’appartenance qu’ils n’éprouvent pas, mais aussi un signal de déloyauté — ou une cause de rupture avec leur entourage.

 

[1] GERHARDS Jürgen, HANS Silke, “From Hasan to Herbert: Name-Giving Patterns of Immigrant Parents between Acculturation and Ethnic Maintenance”, American Journal of Sociology, 2009, 114(4), p. 1116-1124.

[2] BRAMWELL, Ellen S., “Naming and transplanted traditions: Change and continuity in Glasgow’s Pakistani Muslim community”, Onoma, 2011, 46, p. 45-46.

[3] VARRO Gabrielle, LESBET Djaffar, « Le prénom révélateur », in Générations issues de l’immigration. Mémoires et devenirs, dir. par Georges ABOU-SADA et Hélène MILET, Arcantère Éditions, 1986, p. 147.