Soumettre la BCE : une proposition sans avenir, mais pas sans conséquences edit

12 décembre 2006

En lançant le 7 décembre qu'il fallait soumettre la Banque centrale européenne « à des décisions politiques, bien sûr celles de l'Eurogroupe, mais aussi celles du Conseil européen », Ségolène Royal a repris, un ton au-dessus, une antienne familière. Déjà, le 22 juin, Nicolas Sarkozy déclarait qu'il était « urgent que soit créé un véritable gouvernement économique de la zone euro et que soient rediscutés le statut et les objectifs de la BCE ». On pourrait multiplier les citations : sur ce sujet, droite et gauche ne se distinguent pas l'une de l'autre.

A ce consensus national s’oppose une unanimité allemande pour défendre la BCE contre toute atteinte réelle ou supposée à son indépendance. La position de la grande majorité des dirigeants de la zone euro rejoint celle de l’Allemagne. Autant dire que l’élu(e) du 6 mai 2007 n’aura strictement aucune chance de rogner l’indépendance de la BCE. Pourquoi le suggérer, alors ? Et quels en sont les effets ?

Revenons pour commencer aux origines : Maastricht. Les Allemands avaient abordé les négociations du début des années 1990 en position de force. Ils n’étaient pas demandeurs, et considéraient à juste titre que leur modèle de politique économique avait fait ses preuves face à la vague inflationniste des années 1970. Craignant que les mauvaises institutions monétaires (celles des autres) contaminent les bonnes (les leurs), ils n’ont accepté l’euro qu’à la condition que soient érigées autour de la banque centrale une série de fortifications inexpugnables.

Les Français, quant à eux, étaient arrivés à la table de négociation avec un objectif : faire l’euro avant la fin du siècle malgré les réticences allemandes. Cela impliquait de renoncer totalement à un modèle que Napoléon résumait d’une formule : « je veux que la Banque de France soit assez dans les mains du gouvernement et n’y soit pas trop ». Pour sauver les apparences et préserver l’avenir, Pierre Bérégovoy, ministre des Finances, a alors inventé un concept vague : le gouvernement économique. Les Allemands y ont immédiatement vu un cheval de Troie contre l’indépendance de la BCE et il a fallu des trésors de conviction pour qu’ils acceptent un engagement de coordination des politiques économiques entre les gouvernements, un partage des tâches sur la politique de change, et la création (obtenue en 1997) d’un conseil informel des ministres des Finances de la zone euro, l’Eurogroupe. Des engagements ambigus et une structure faible en face d’une BCE pleinement assurée de son pouvoir, donc, mais une porte entre-ouverte pour l’approche française.

Quinze ans après Maastricht, l’Eurogroupe est tout ce qui reste du gouvernement économique. C’est moins qu’espéré, mais plus qu’attendu par beaucoup. Il joue un peu le rôle d’un G7 européen où l’on parle de tous les sujets économiques entre ministres et avec le président de la BCE. Il a depuis peu un président stable, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker. Ceux qui y participent vantent son absence de formalisme. Mais il n’a fait preuve ni d’une grande initiative ni de capacité de décision, hormis pour appliquer le pacte de stabilité.

Si l’on juge sur des faits, il faut admettre que le bilan de la BCE est meilleur que celui de l’Eurogroupe. On peut critiquer sa philosophie encore empreinte de monétarisme, et juger qu’elle aurait pu être plus réactive, il n’empêche : en baissant les taux quand la conjoncture s’est affaiblie (en 2001-2002) et en les remontant quand elle s’est affermie (en 1999-2000 puis en 2005-2006), la banque centrale a joué un rôle stabilisateur. On ne peut pas dire la même chose des politiques budgétaires des Etats, que l’Eurogroupe aspire à coordonner : pour l’ensemble de la zone euro, celles-ci ont été expansionnistes en phase d’expansion (en 2000) et au mieux neutres en phase de ralentissement (en 2003-2004), c’est-à-dire qu’elles ont accentué les fluctuations au lieu de les amortir.

Il est donc étrange de vouloir mettre l’institution qui a le mieux réussi sous la coupe de celle qui n’a pas fait ses preuves. La priorité devrait être, au contraire, de fixer dans son domaine un mandat à l’Eurogroupe, et de lui donner les moyens de le remplir. L’urgence porte sur les divergences de compétitivité qui s’accumulent au sein de la zone euro. La BCE n’y peut rien : elle ne fait que gérer le taux d’intérêt commun. Seul l’Eurogroupe peut agir, en faisant pression sur les gouvernements pour qu’ils ne laissent pas se créer des situations à ce point asymétriques qu’une politique monétaire commune perde son sens. Concrètement, il s’agit de dialoguer avec l’Italie sur les moyens de redresser sa compétitivité et avec l’Allemagne sur les limites de la croissance par l’exportation. Pour cela, l’Eurogroupe, comme la Commission, n’a aujourd’hui d’autre arme que de « dire brutalement la vérité », pour reprendre la formule de Keynes. Cette arme est faible, insuffisamment utilisée, et l’Eurogroupe, encore informel, manque de légitimité pour la manier. C’est à cela qu’il faut remédier. Mais pour que nos partenaires l’acceptent, ils faut qu’ils aient confiance en nos intentions.

Proposer de revoir le statut de la BCE a parallèlement pour effet de conforter dans leurs certitudes tous ceux qui veulent que la banque centrale se retranche dans sa tour d’ivoire. De l’accompagnement des réformes aux risques d’une appréciation excessive de l’euro, les deux Jean-Claude, Juncker et Trichet, ne manquent pas de sujets de conversation et ils gagneraient à se parler en tête à tête. Mais lorsque le premier l’a proposé (maladroitement il est vrai), le second y a déjà vu une atteinte à son indépendance. Gageons qu’à l’avenir il accueillera avec encore plus de réticence toute nouvelle proposition de rendez-vous, surtout si elle est suggérée par la France.

En donnant de manière répétée le sentiment qu’ils n’adhèrent pas aux principes fondateurs de l’union économique et monétaire, les dirigeants politiques français créent ainsi les conditions pour que toute proposition de progrès de sa gouvernance soit désormais regardée avec méfiance. La zone euro risque d’affronter bientôt des temps difficiles. Veut-on donc qu’elle brave les tempêtes avec pour équipage des partenaires suspicieux, un Eurogroupe timide, et une banque centrale acrimonieuse ?