Russie: à quoi ressemblerait une désintégration? edit

19 janvier 2023

Au cours de l'année qui vient, la Russie va plonger dans une profonde crise politique. Il y a une chance non nulle que cette crise intensifie les tendances séparatistes existantes, ce qui pourrait conduire à l'éclatement de la Fédération. Si ce processus semble peu probable, il faut pourtant comprendre à quoi il pourrait ressembler.

La Russie est le dernier empire colonial européen encore intact. Il s'agissait au départ d'une entité étatique relativement petite, la principauté de Moscovie, dont l'énorme expansion territoriale n'a réellement commencé qu'au 16e siècle. Cette période coïncide largement avec la création des premiers empires européens d'outre-mer.

Ceux qui doutent de la nature coloniale de la Russie soulignent ses différences avec ce qui est aujourd'hui considéré comme l'incarnation du colonialisme, l'empire britannique. De fait, le colonialisme russe a été très différent du colonialisme anglo-saxon. Mais il présente en revanche de fortes similarités avec le colonialisme ibéro-américain.

Nous pouvons comprendre la Russie plus facilement si nous la voyons comme un empire de type ibéro-américain qui n'a pas encore éclaté. Hormis la question certes importante de la continuité territoriale, la Fédération de Russie qui détient la Sibérie n'est pas radicalement différente de l'Espagne détenant le Mexique ou du Portugal détendant le Brésil (L'eurasianisme, de la même façon, se comprend mieux si on le voit comme un lusotropicalisme russe.)

Les parallèles avec l'Espagne et le Portugal peuvent également être utiles pour modéliser une éventuelle rupture de la Russie. Comme les structures internes de ces empires ne sont pas dissemblables, le mécanisme de leur éclatement peut aussi se dérouler de manière similaire, à partir de leur déclencheur (une défaite militaire par une puissance tierce).

Mais une défaite face à l’Ukraine aurait plus d'effet sur la Russie que la défaite face à la France napoléonienne n’en a eu sur l'Espagne et le Portugal. Car l'Ukraine n'a jamais été perçue au sein de la Russie comme une puissance indépendante, seulement comme une province séparatiste peuplée de ploucs (certes apparentés).

Une mise à l’épreuve du mythos impérial

L'empire russe ne tient pas seulement par la force, mais aussi par le mythos. Celui-ci se déploie ainsi : 1. La Russie est une puissance militaire supérieure (et donc il n’y a aucun moyen de la battre) ; 2. Il n'y a pas de salut pour les provinces, sauf au sein de la Russie (et donc sans la Russie, vous retomberez à l'âge de pierre, au sens figuré).

Du point de vue russe, l'Ukraine est une province rebelle. Par conséquent, la guerre avec l'Ukraine est un test pour le mythos impérial. La province qui fait sécession sera battue, ou elle retombera à l'âge de pierre. Si cela ne se produit pas, eh bien, il faudra la ramener de force à l'âge de pierre pour maintenir le mythos.

L'intégrité territoriale de la Russie est maintenue par le mythos impérial : 1. Vous ne pouvez pas survivre sans nous ; 2. Nous pouvons vous détruire à tout moment. Ces deux hypothèses permettent de maintenir l'empire. Or toutes deux sont testées en Ukraine (c'est pourquoi la Russie « doit » détruire les infrastructures).

À ce stade, la croyance en l'hypothèse 2 est très affaiblie. Non seulement l'Ukraine a tenu bon (ce à quoi très peu croyaient en février), mais elle a été capable de porter la guerre en Russie même, en frappant les bombardiers stratégiques russes situés très loin de la frontière.

Cela fait de tout cessez-le-feu potentiel un point de bifurcation. Deux scénarios s’ouvrent, en effet. Dans le premier, la Russie se regroupe, se réapprovisionne, réattaque et gagne : les hypothèses 1 et 2 sont vraies. Dans le second, la Russie n'y parvient pas : les hypothèses 1 et 2 sont fausses. Le sort de l'empire dépend de sa capacité à écraser une province rebelle.

Supposons en effet que la Russie n'ait pas réussi à écraser l'Ukraine et qu'elle n'ait pas pu persuader sa population qu'elle serait capable de le faire à l'avenir. Cela peut suffire à ébranler la foi dans les deux hypothèses du mythos impérial, et ainsi à déclencher le processus de désintégration.

Un scénario

Discutons maintenant des scénarios de ce « divorce national ». À quoi pourrait-il ressembler ?

Le plus probable est qu'il ne sera pas lancé par des opposants politiques ou des activistes, mais par les groupes d'intérêts régionaux déjà existants, dont le caractère peut varier énormément d'une région à l'autre.

Le plus probable est que le processus ne commencera pas dans les républiques ethniques. Beaucoup de gens pensent que le séparatisme ethnique risque de détruire la Russie, mais c’est précisément la raison pour laquelle il est très peu probable que cela se produise. Ce scénario est tellement évident que des précautions sont prises, et de longue date. Il faut donc considérer avec plus est plus probable que cela commence dans des régions « russes », où le risque politique semble plus faible aux yeux de Moscou et des services.

Le processus commencera très probablement de facto, et il pourrait ne trouver sa formalisation juridique que bien plus tard, peut-être même très tard. Il se déroulera probablement sous la forme de groupes d'intérêts locaux prenant plus de pouvoir, poursuivant des politiques régionales plus protectionnistes, etc., plutôt que de faire des déclarations ouvertes.

Où tout cela pourrait-il commencer ? Les trois candidats les plus probables sont représentés sur cette carte.

Tous trois sont majoritairement russes, au plan ethnique. Peu de précautions sont prises. Tous trois sont riches, si on les prend isolément : ces régions paient les factures des régions des autres plutôt que d’attendre la manne fédérale. Dans tous les trois, enfin, les élites régionales sont puissantes et ne sont que partiellement contrôlées par Moscou.

Le processus de désintégration va probablement se dérouler en quelques itérations. Moins les régions continueront à obéir à Moscou et à lui payer des impôts, moins les autres auront de motivation en termes de coût-bénéfice. Les régions les plus riches sont plus motivées que les régions les plus pauvres.

Contrairement à l'opinion générale, la désintégration et la formation de nouveaux États se produiront probablement sur une base régionale, plutôt qu'« ethnique » ou « raciale ». Il est très peu probable que la désintégration se fasse selon les lignes ethniques.

Historiquement, les instruments ont tendance à se transformer en institutions. En particulier, au sein des empires les frontières administratives ont tendance devenir des frontières nationales. Comme en Amérique latine, la désintégration se fera le long des frontières administratives plutôt qu'ethniques.

Les nouveaux États ressembleront probablement à une collection de n anciennes régions russes, avec n ≥ 1. Les anciennes démarcations administratives entre les provinces deviendront les frontières nationales

Pourquoi privilégier ce scénario où ce sont les frontières administratives qui deviennent les frontières nationales ? L'ethnicité, la « race » et la culture ne suffisent pas pour que les nouveaux États s'en sortent. Pour qu'ils réussissent, ils doivent pouvoir payer leurs factures. Ergo, le principe des clusters économiques sera au moins aussi important pour définir leurs frontières que le principe ethnique ou culturel.

La question-clé n'est donc pas celle du Caucase ou même de la Volga. C'est la question de la Sibérie. La Sibérie est le joyau de la couronne russe, et c’est elle qui paie les factures de l'empire. Si la Fédération garde le contrôle de la Sibérie, elle peut facilement reconquérir tout le reste. Si elle la perd, c'est fini.