Premier ministre : les dangers de la popularité edit

15 février 2008

La cote de popularité du Premier ministre a dépassé celle du président de la République. Ce phénomène, très rare, ne manquera pas de relancer les discussions sur la question des rapports entre les deux têtes de l’exécutif. Cette question est aussi vieille que la Cinquième République, mais elle se pose aujourd’hui d’une manière différente que par le passé.

Ces rapports ont toujours été instables et cette instabilité est due à la nature mixte de notre régime politique. Dans le passé, nous avons connu trois types de couples de l’exécutif et partant trois types de Premiers ministres : les Premiers ministres subordonnés au président,  les Premiers ministres rivaux ou en conflit avec le président et les Premiers ministres de cohabitation. Laissons de côté ces derniers, très particuliers, dans la mesure où le régime politique fonctionne alors comme un régime parlementaire et où, donc, le Premier ministre est véritablement le chef du gouvernement. Paradoxalement, quelles qu’aient pu être les frictions entre les deux présidents et les trois Premiers ministres de cohabitation, Jacques Chirac, Edouard Balladur et Lionel Jospin, les rapports au sein de l’exécutif ont été dans ces périodes plutôt calmes.

Reste les deux autres types de Premiers ministres. Il faut d’abord préciser que la règle non écrite posée par le général de Gaulle selon laquelle le président choisit le Premier ministre et le renvoie à sa guise a été appliquée par tous les présidents et acceptée par tous les Premiers ministres qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre type. Pour autant, de grandes différences existent entre eux. Avant 2007, parmi les dix-huit premiers ministres qui ont été nommés par les cinq présidents, neuf d’entre eux – Couve de Murville, Messmer, Barre, Fabius, Cresson, Bérégovoy, Juppé, Raffarin et de Villepin – étaient des hommes – ou femme – de confiance du président et ne se sont jamais, dans l’exercice de leurs fonctions de Premier ministre, opposés ouvertement à lui sur une affaire majeure où posés en rivaux politiques de celui-ci. Tous se sont conformés à la vision du général de Gaulle (« le président est évidemment seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’Etat », conférence de presse du 31 janvier 1964).  Dans tous les cas sauf deux, le mandat des Premiers ministres s’est achevé avec le départ du président ou une défaite législative. Dans les deux autres cas, Cresson et Raffarin, leur renvoi fut provoqué par de graves échecs électoraux à des élections non décisives.

La dernière catégorie correspond à des situations où le Premier ministre entre en conflit avec le président. Les raisons de ce conflit peuvent être diverses : rivalité politique, désaccord grave sur l’action à mener ou sur la conception du fonctionnement des institutions. Six Premiers ministres entrent dans cette catégorie : Debré, Pompidou, Chaban-Delmas, Chirac, Mauroy et Rocard. Dans le cas de Michel Debré, le désaccord principal a porté sur la nature du régime de la Cinquième République. A sa conception du parlementarisme rationalisé qui laissait un champ d’action important au Premier ministre, le général de Gaulle, par la révision de 1962 instituant l’élection du président de la République au suffrage universel, lui a opposé une vision anti-parlementariste et plébiscitaire. Les deux hommes ne pouvaient plus gouverner ensemble. Pompidou, Chaban et Mauroy se sont opposés à leur président sur la politique à mener. Chez les deux premiers, à ces désaccords de fond s’est ajoutée une rivalité politique. Pour Pompidou, il y eut également un désaccord sur le fonctionnement des institutions au moment de la crise de mai 1968 et sur les moyens politiques de la surmonter. Pour ce qui est des désaccords de fond, Pompidou s’opposait à l’inflexion de la politique du général de Gaulle, au cours de son second mandat, dans un sens plus « social », étant plus proche des thèses libérales. Lui-même, une fois président, s’opposa à la « Nouvelle société » de son Premier ministre Jacques Chaban- Delmas. Quand à Pierre Mauroy il batailla – et s’usa – entre 1982 et 1983 avec François Mitterrand pour changer le cours de la politique économique. Pour ce qui est de Jacques Chirac et de Michel Rocard, il s’est agi d’abord d’une rivalité politique. Jacques Chirac claqua la porte en 1976 et fut le seul Premier ministre à démissionner sans que le président lui ait demandé ou l’ait souhaité. Michel Rocard et François Mitterrand  restaient en compétition politique, même si le second l’avait emporté sur le premier. Michel Rocard voulant s’emparer du Parti socialiste ou au moins y conquérir une position forte, François Mitterrand le démit de ses fonctions en 1991.
  
Cette rapide relecture de l’histoire montre que le cas du dix-neuvième couple exécutif, le couple actuel, présente des traits particuliers. Si Nicolas Sarkozy souhaitait, après une éventuelle défaite municipale en mars prochain, se séparer de son Premier ministre et que celui-ci ne souhaite pas partir volontairement, comment pourrait-il justifier ce renvoi ?

Les trois motifs d’un changement de Premier ministre qui ont existé, hors situations de cohabitation, ont été soit une défaite législative, soit un conflit politique au sommet, soit enfin une défaite électorale non décisive dont le président a fait porter la responsabilité à son Premier ministre, celui-ci servant alors de « fusible ». Aujourd’hui, il n’y a pas d’élections législatives en vue. Par ailleurs, le Premier Ministre a théorisé avant même son arrivée à Matignon la suprématie du président de la République, le nouveau président ayant de son côté estimé publiquement que le Premier ministre n’était qu’un collaborateur, assumant clairement et pleinement qu’il est le seul responsable de la politique suivie, personnalisant ainsi à l’extrême l’action du pouvoir exécutif. L’idée même d’un conflit important et durable au sommet de l’Etat est dans ces conditions impensable. Mais du coup, le Premier ministre « fusible » n’existe plus. Comment en effet lui faire porter la responsabilité d’une éventuelle défaite aux élections locales ? Quelle signification pourrait avoir un changement de Premier ministre dans cette situation ?

La présidentialisation extrême du régime a ôté toute responsabilité politique au Premier ministre, éloignant encore un peu plus la pratique de la lettre des institutions. La logique de cette dynamique peut être comprise et admise. Mais elle est incompatible avec celle du Premier ministre « fusible ». Si le Premier ministre n’entre pas en conflit ouvert avec le président, celui-ci, qu’il le veuille ou non, doit le garder sauf pour motif d’incompétence personnelle. La difficulté est que, indépendamment de la volonté même des deux hommes, un affaiblissement prolongé de la popularité du président au bénéfice de son Premier ministre finirait par poser un problème politique qui s’imposerait aux deux protagonistes en créant nécessairement un malaise au sommet de l’Etat. On le voit, la soumission politique du Premier ministre au président ne fait pas disparaître entièrement le problème de la dyarchie exécutive. Mais comment le résoudre puisque droite et gauche demeurent attachés, pour des raisons différentes, au maintien du poste de Premier ministre dans notre constitution et que le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral ont renforcé la présidentialisation du régime ? On finira peut-être par se rendre compte un jour que l’écart croissant entre la lettre et la pratique des institutions n’est pas sans inconvénient ! Mais nous n’en sommes apparemment pas encore là. Il ne reste plus dans ces conditions au Premier ministre qu’à faire baisser sa cote de popularité, à partir ou à souffrir !