Mayotte: sortir du déni et des fausses solutions edit
Il y a cinquante ans, en décembre 1974, le gouvernement français de Valéry Giscard d’Estaing organisait un référendum sur l’autodétermination du territoire des Comores : 96% des votants se prononcèrent en faveur de l’indépendance, mais sur l’île de Mayotte, ils étaient moins de 37%. Plus de 63 % des votants mahorais souhaitaient donc rester dans l’ensemble français. Six mois plus tard, une loi du 3 juillet 1975 a tiré les conséquences de cette consultation : elle disposait que le territoire des Comores deviendrait indépendant après un vote sur la Constitution du futur État mais, en violation du droit international et après bien des tergiversations[1], elle prévoyait que le décompte des voix se ferait île par île et que la Constitution ne s’appliquerait qu’à celles qui l’auraient adoptée. C’était une mauvaise réponse à un vrai dilemme. Comment concilier deux principes du droit international qui, dans les circonstances de l’espèce, se contredisaient : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le droit à l’intégrité territoriale des États ?
Certes, il y avait l’histoire : Mayotte avait été un protectorat français bien avant Anjouan, Mohéli et la Grande Comore, qui furent longtemps des « dépendances » de la colonie de Mayotte, avant que les quatre îles de l’archipel des Comores ne soient rattachées à Madagascar. Chef-lieu du territoire des Comores lorsqu’il fut institué en 1946, Mayotte a vécu comme une dépossession le transfert de la capitale administrative à Moroni, en Grande Comore, vingt ans plus tard. L’histoire était celle de la rivalité et des suspicions réciproques entre les îles lorsque fut posée la question de l’autodétermination.
Mais il y a aussi la géographie : origine volcanique, peuplement, religion, langue, tout concourt à rapprocher les îles qui composent l’archipel des Comores.
En 1975, le choix a été fait du clivage historique. Aujourd’hui, en soulignant la proximité des côtes de Mayotte avec celles d’Anjouan mais aussi de la Tanzanie, même à bord des frêles esquifs que sont les kwassa kwassa, la géographie a rattrapé l’histoire.
Depuis cinquante ans, nonobstant le précédent des départements français d’Algérie, les Mahorais ont été entretenus dans l’idée que la départementalisation était la protection absolue qui garantissait que l’appartenance de l’île à la France ne serait pas remise en cause.
Ils y adhéraient d’autant plus aisément que « l’œuvre civilisatrice » de la période coloniale avait été bien chiche dans l’archipel des Comores et qu’en termes d’infrastructures collectives et de développement économique, Mayotte n’était guère mieux lotie qu’une grosse bourgade africaine. Départementalisation signifiait donc, pour la population, écoles, dispensaires, routes, électrification, adduction d’eau, désenclavement et prestations sociales.
Mais passer d’un village africain à un département français n’était pas une mince affaire, dans un territoire dépourvu de cadastre reconnu, où l’état-civil, tenu par les cadis musulmans, était incertain ainsi, par voie de conséquence, que les listes électorales, où le français n’était parlé et compris que par une fraction minoritaire de la population et où les normes juridiques applicables étaient un entrelacs de législation coloniale et de droit coranique. Les premières années qui suivirent la rupture entre Mayotte et les autres îles des Comores furent celles des hésitations : mis en cause à l’ONU, accusé par l’Organisation de l’Unité africaine, le gouvernement français se défendait de vouloir créer une situation irréversible. Mayotte fut dotée d’un statut ad hoc et un peu bricolé de « collectivité d’outre-mer à statut particulier », cherchant tant bien que mal à s’insérer dans l’ordre juridique et administratif français.
Après 1981, François Mitterrand ignora Mayotte pendant les premières années de son septennat : il avait eu de la sympathie pour l’aspiration des Mahorais à rester français mais avait condamné la violation du droit international de la loi de 1975, et au surplus il entretenait des liens personnels avec le nouveau président de la République islamique des Comores, Ahmed Abdallah[2]. En février 1984, Le Monde rapportait que, devant l’association de la presse eurafricaine, Georges Lemoine, secrétaire d’État aux DOM-TOM, « n’avait pas démenti que le gouvernement cherche à favoriser l’intégration de l’île au sein de la République des Comores »… Le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac, en 1986, promit un programme de rattrapage économique et social de 120 millions d’euros sur cinq ans, mais resta prudent sur la question statutaire : « il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs », dit le Premier ministre d’alors. Michel Rocard, qui lui succéda, avait toujours considéré que, pour l’outre-mer, les questions institutionnelles étaient une perte de temps par rapport aux enjeux du développement économique et social et n’eut donc pas de peine à écarter, lui aussi, la perspective départementaliste, mais veilla à compléter le contrat de plan par un ambitieux train d’ordonnances destiné à clarifier et adapter les règles juridiques applicables. En l’an 2000, à la suite d’un accord local entre le RPR, le PS et l’essentiel des maires et conseillers généraux du Mouvement démocratique mahorais, le gouvernement de Lionel Jospin soumit à un référendum local la ratification de cet accord, qui maintenait un statut aménagé de « collectivité départementale », oxymore qui donnait une satisfaction nominale aux partisans de la départementalisation sans rien modifier de la réalité juridique du statut de Mayotte, et prévoyait une clause de revoyure au bout de dix ans sur la question statutaire. Cet accord fut validé par 73% des électeurs. Cette politique prudente, consistant à assurer un rattrapage progressif du développement matériel de Mayotte et de l’évolution des conditions économiques et sociales de ses habitants tout en conservant à l’île, pour des raisons diplomatiques, une position aux marges de l’organisation administrative de la République, fut poursuivie par tous les gouvernements jusqu’en 2007.
À l’occasion des élections présidentielles de 2007, pour des raisons purement politiques, Nicolas Sarkozy s’était engagé à accélérer le processus de départementalisation : après un référendum local en 2009 qui donna 95% de « oui » au statut de département – avec en prime les compétences d’une région ! – Mayotte devint en 2011 le 101e département français. En 2016, un rapport de la Cour des comptes mettait en lumière les ratés d’une « réforme mal préparée et insuffisamment pilotée », au niveau de l’État comme à celui du département. La question foncière, sans laquelle il ne peut y avoir de base à la fiscalité départementale, n’était pas réglée et un nouveau rapport de 2022 montrait qu’elle ne l’était toujours pas. Le passage à la fiscalité de droit commun a été réalisé tardivement et imparfaitement en l’absence de cadastre et d’état-civil incontestable. Quant à la mise à niveau du corpus juridique devant s’appliquer au nouveau département, elle n’était pas achevée cinq ans après le changement de statut. Le département de Mayotte ressemblait aux « villages Potemkine » : une façade sans fondations. Un exemple dont il a été beaucoup question dans l’Hexagone : en 2023, une sécheresse exceptionnelle a provoqué une crise majeure de la distribution d’eau potable, qui est pourtant une compétence du département. Des millions d’euros de crédits européens destinés à réaliser une usine supplémentaire de désalinisation et à améliorer le réseau de distribution n’avaient pas pu être engagés, le conseil départemental n’ayant pas les ressources en ingénierie nécessaires pour élaborer les projets ni les élus aptes à les piloter.
La rupture de 1975 entre Mayotte et les autres îles des Comores n’avait pas supprimé les mouvements de population inter-îles qui existaient de tout temps, pour des raisons de liens familiaux, de propriété foncière[3] ou d’opportunité économique. Dans les années 1980, les élus se plaignaient déjà de l’immigration clandestine, pourtant limitée, et avec une certaine mauvaise foi demandaient au préfet de régulariser le cousin anjouanais ou la nounou de Grande Comore qui s’occupait des enfants. Des employeurs peu scrupuleux y trouvaient également leur compte, dans l’agriculture ou le bâtiment. À partir du milieu des années 1990, la pression migratoire s’est accentuée, sans que l’on puisse faire la part entre ce qui résultait de l’attractivité de Mayotte et de l’instabilité chronique de la République islamique des Comores. En mai 1978, plus de 7000 réfugiés étaient arrivés à Mayotte à la suite du coup d’État fomenté par Bob Denard pour rétablir Ahmed Abdallah à la présidence. En avril 2008, 12000 à la suite de la tentative de sécession d’Anjouan et Mohéli.
Pour autant, les données de l’INSEE montrent que l’accroissement spectaculaire de la population : 47000 habitants en 1978, 160000 en 2002, provient principalement du solde naturel (de + 2,7% à + 4% annuellement sur cette période), le solde migratoire restant faible (de + 0,5% à 1,7% en moyenne annuelle sur la même période). Entre 2002 et 2017, même si l’accroissement annuel a un peu baissé (de + 4,1% à 3,7%), il résulte encore majoritairement du solde naturel. Par construction, les recensements de l’INSEE ont du mal à prendre en compte l’immigration clandestine, mais surtout les chiffres globaux ne rendent pas compte des mouvements internes dans la composition de la population.
En effet, les « visas Balladur », institués en 1995 pour les ressortissants de la République des Comores souhaitant se rendre à Mayotte, ont eu un triple effet pervers : ils ont créé une filière d’immigration clandestine ; ils ont fixé sur place des personnes qui seraient probablement reparties mais qui ne le pouvaient plus, faute d’être en situation régulière ; ils ont créé des « sans-papiers », notamment avec les enfants nés à Mayotte de parents en situation irrégulière.
Avec la départementalisation intervenue en 2011, on a assisté à une accélération de l’immigration illégale, qui restait principalement originaire des Comores mais qui a vu également arriver un flux en provenance d’Afrique de l’Est, et surtout on a observé une accélération du départ de Mahorais, principalement jeunes et diplômés, vers La Réunion ou l’Hexagone, à la recherche d’emplois que la situation économique de l’île ne leur offrait pas. Du fait de ce double mouvement migratoire, on estime aujourd’hui que les étrangers (en situation légale ou irrégulière) représentent près de la moitié de la population adulte totale et que les étrangers illégaux sont probablement plus nombreux que ceux en situation régulière.
En 2018, le gouvernement a durci les conditions d’accès à la nationalité française. Jusque-là s’appliquaient les règles de droit commun, c’est-à-dire qu’un enfant né sur le sol français était français si l’un au moins de ses parents est français et que, dans l’hypothèse où ses parents étaient tous deux étrangers, il devait attendre l’âge de 13 ans pour pouvoir demander la nationalité française. Avec la réforme de 2018, il doit en plus pouvoir prouver que ses parents étaient en situation régulière sur le sol français trois mois au moins avant sa naissance.
Et voilà qu’aujourd’hui le président de la République et le ministre de l’Intérieur et de l’outre-mer disent vouloir inscrire « la fin du droit du sol à Mayotte » dans une révision constitutionnelle, sans que l’on sache exactement ce que recouvre cette annonce.
Observons tout d’abord que c’était bien la peine de faire de la départementalisation l’alpha et l’oméga susceptible d’ancrer Mayotte dans la France si, moins de quinze ans après, il faut envisager une exception majeure aux principes constitutionnels pour répondre aux difficultés nées de l’immigration massive, que la départementalisation elle-même a fortement accentuée.
Remarquons ensuite que si le ressort principal de l’immigration était la possibilité d’acquérir la nationalité française par le droit du sol, comme le sous-entendent les tenants de cette réforme, alors l’afflux d’immigrants se serait manifesté dès la fin des années 1970, lorsque s’appliquait le régime d’acquisition de la nationalité française de droit commun. Or, non seulement l’immigration était restée relativement contenue jusqu’à la fin des années 1990 mais il est établi que son accroissement massif a coïncidé avec les conditions nouvelles résultant de la départementalisation de 2011. Qui plus est, les statistiques officielles montrent que le pourcentage d’étrangers devenus français par le droit du sol (en proportion du nombre total d’étrangers) est à Mayotte équivalent à la moyenne nationale[4]. L’attractivité de Mayotte pour les migrants ne réside donc pas dans la possibilité d’accès à la nationalité française mais plutôt dans les infrastructures collectives (hôpital, écoles), les conditions économiques et les prestations sociales sans commune mesure avec celles des pays d’origine des migrants.
Porter une atteinte majeure aux principes républicains par la modification constitutionnelle envisagée est donc d’autant plus problématique qu’elle est insusceptible de constituer une réponse efficace aux problèmes d’immigration et d’insécurité subis par les Mahorais.
Si la gravité de la situation économique et sociale, l’insécurité et les violences nécessitent à l’évidence des réponses d’urgence en termes sécuritaires et de contrôle des frontières, il faut aussi avoir le courage de dire aux Mahorais qu’il n’y aura pas de réponse durable et solide à la question de l’immigration en provenance des Comores sans un règlement du contentieux ouvert par la décolonisation ratée de 1975. La République islamique des Comores, qui considère que Mayotte relève toujours de sa souveraineté, n’a aucun intérêt – bien au contraire – à freiner les départs à partir de ses côtes ni à accepter autrement qu’au compte-goutte le réacheminement des immigrés clandestins expulsés de Mayotte. L’usine spécialisée qui, à Anjouan, fabrique par dizaines les kwassa kwassa a été subventionnée par des fonds onusiens (il s’agissait, avec ces bateaux en résine bon marché, de développer la filière pêche des Comores).
Régler ce contentieux ne sera pas chose aisée. La République islamique des Comores est un État faible, sinon failli, gangrené par la corruption et rongé par l’instabilité. L’article 53 de la Constitution protège Mayotte de toute remise en cause de son appartenance à la France. En 1974, le secrétaire d’État aux DOM-TOM, Olivier Stirn, avait évoqué la perspective d’une fédération de l’archipel des Comores, qui aurait pu assurer une très large autonomie à Mayotte garantie par la France : ni les Mahorais, ni Ahmed Abdallah n’ont voulu de cette solution, que le gouvernement de l’époque n’a eu ni la force, ni la volonté d’imposer. En 2018, il a suffi de la mention, dans un article du Canard enchaîné, d’un projet de « communauté de l’archipel des Comores » que le Quai d’Orsay aurait été chargé d’étudier à la demande du président de la République pour susciter une levée de boucliers à Mayotte.
Ce ne sera ni aisé, ni rapide et le premier obstacle à surmonter est celui du triple déni : le déni de la France de reconnaître sa responsabilité historique dans les manquements au droit international de la décolonisation ratée de 1975 ; le déni des Comoriens de reconnaître l’attachement des Mahorais à la France, pour des raisons qui ne sont pas exclusivement mercenaires ; le déni des Mahorais de reconnaître la communauté de destin qu’ils forment, malgré qu’ils en aient, avec les autres îles des Comores.
Philippe Bernard, éditorialiste du Monde, écrivait le 25 février dernier : « En 1988, il avait fallu la tragédie d’Ouvéa pour lancer le processus ayant mené aux accords de Matignon sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. L’équation mahoraise est très différente. Mais la méthode de large concertation incluant le temps long, employée alors par Michel Rocard, pourrait s’y appliquer. L’actuel Premier ministre, qui se fait fort de déminer les problèmes dont se repaît l’extrême droite, pourrait trouver sur Mayotte l’occasion de déployer ses talents. »
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[1] La résolution 1514 de l’ONU (« Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ») de 1960 précise à son article 6 que « toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations unies ».
[2] Ahmed Abdallah, alors sénateur des Comores, avait été du petit nombre de ceux qui avaient refusé de voter la levée de l’immunité parlementaire de François Mitterrand après le faux attentat de l’Observatoire en 1959. Un geste qui n’a jamais été oublié…
[3] Dans la variété d’islam sunnite qui domine dans les îles des Comores, la propriété foncière se transmet par les femmes, dont elle constitue la dot lors du mariage. En épousant une femme venue d’une autre île, un Mahorais avait inévitablement des intérêts fonciers dans cette île. Inversement, un Anjouanais épousant une Mahoraise devenait propriétaire à Mayotte.
[4] Il est trop tôt pour mesurer l’effet éventuel des modifications des conditions d’accès à la nationalité introduites par la législation de 2018.