Le Président et les intellectuels edit

25 mars 2019

Le Président de la République s’est livré à un exercice inédit lundi 18 mars en recevant à l’Elysée une soixantaine d’intellectuels pour débattre avec eux. J’y ai participé et je livre donc ici quelques impressions.

Il est d’abord intéressant de s’arrêter un instant sur l’intitulé de la rencontre : il n’était pas formulé sous la forme « rencontre avec des experts » ou « avec des scientifiques » ou « avec des universitaires », mais bien « avec des intellectuels », une figure bien française dont Gaspard Koenig rappelle la genèse dans une chronique bien enlevée du journal les Echos (du 19/03). Si l’on résume son propos, l’intellectuel français n’est expert en rien mais peut parler de tout, il prétend à l’universalité. « C’est un poète des idées » dit joliment Koenig. Pourtant quand on consulte la liste des personnalités invitées au débat avec le président, on se dit que la plupart d’entre elles ne correspondent plus à cette définition. Ce sont plutôt des experts, bien ancrés dans une discipline, pourvus de solides titres universitaires, et pour certains d’entre eux récompensés par des prestigieux prix qui célèbrent leur renommée scientifique (trois prix Nobel parmi les personnalités invitées).

Le débat lui-même a d’ailleurs, dans l’ensemble, illustré cette spécialisation disciplinaire et ce rôle de l’expertise : beaucoup de point de vue argumentés fondés sur des travaux scientifiques.

Ce débat a-t-il été utile ? Sur le principe on ne peut évidemment que se féliciter que le Président de la République rencontre des universitaires, des scientifiques, des experts, dans un cadre républicain et avec la volonté que la connaissance soit utile à l’action publique. Cette rencontre, le fait qu’elle ait été possible, montre d’ailleurs à quel point les esprits ont évolué. Dans les années soixante, elle aurait été certainement inenvisageable. L’intellectuel d’alors, dont Sartre est la figure emblématique, se cantonnait, vis-à-vis du pouvoir politique, dans une posture de dénonciation qui rendait impossible ce type d’échange qui aurait été compris comme une compromission inacceptable. Cette posture d’ailleurs, n’a pas totalement disparu. Certains intellectuels pressentis ont refusé de se rendre au rendez-vous avec le Président et Gaspard Koenig finit sa chronique par un péremptoire « un intellectuel digne de ce nom ne se rend pas aux convocations d’un président » ! D’autres, comme Dominique Méda ont participé au débat mais le dénonce a posteriori comme un simple « faire valoir présidentiel » (Libération, 19 mars). On se dit qu’elle aurait dû y penser avant !

Néanmoins, sur la question de fond des rapports avec les politiques, de nombreux intellectuels aujourd’hui ne pensent plus comme Gaspard Koenig. Cela a certainement à voir avec le fait que ce ne sont plus des « poètes des idées », mais des scientifiques ou des universitaires, rétribués par l’Etat, et qui estiment que c’est leur devoir de répondre à ces sollicitations, sans renoncer pour autant en aucune manière à leur libre arbitre. La plupart d’entre eux n’ont aucune prétention à l’universalité, ils ont des domaines d’expertise bien précis et ils considèrent qu’informer les politiques des résultats des travaux scientifiques qui peuvent orienter les politiques publiques fait partie de leur mission de service public. Ils peuvent parfaitement faire cela en conservant une totale neutralité politique. Les politiques restent quant à eux totalement libres de tenir compte ou non des travaux scientifiques et un « intellectuel digne de ce nom » (pour reprendre l’expression de Gaspard Koenig) n’hésitera pas à rencontrer un dirigeant politique mais n’hésitera pas non plus à lui faire part de travaux scientifiques qui invalident une orientation ou une décision politique qu’il voudrait prendre.

Si le principe du débat est donc bon, la forme qu’il a prise est plus contestable et génère des doutes sur son utilité profonde. En effet, rassembler un nombre aussi important de personnes a rendu presque impossible un véritable débat, du fait d’une double contrainte : le temps de parole très limité dévolu à chacun pour que tout le monde puisse s’exprimer, et la très grande variété des thèmes abordés, liée à la diversité disciplinaire des personnes invitées. Le risque était que l’on parle de tout sans rien approfondir, et il n’a pas été totalement écarté. Chaque prise de parole d’un intervenant était suivie d’une réponse (souvent longue) du Président. L’animateur de la soirée, le journaliste de France culture Guillaume Erner, essayait bien de rassembler les interventions par grands thèmes et disciplines, mais cette séance n’a rien eu d’un véritable débat. Les réponses du Président n’ont donné lieu à aucun retour des intervenants, en dehors de quelques hochements de têtes (approbateurs) ou moues (dubitatives). Les intervenants eux-mêmes n’ont absolument pas débattu entre eux bien que, manifestement, certains exprimaient des opinions assez divergentes (surtout parmi les économistes). Il aurait été sans doute préférable d’avoir des débats plus resserrés et plus courts sur des thématiques plus restreintes quitte à laisser de côté un certain nombre de sujets. Mais, voilà on retrouve dans la conception de ce grand débat, cette prétention à l’universalité qui fait la singularité de l’intellectuel français !

Certains soupçonneront une opération de communication politique, mais gardons un esprit positif : le fait qu’un Président de la République prenne huit heures de son emploi du temps très chargé pour débattre avec des intellectuels n’est pas anodin. Même si le débat est resté assez superficiel, on peut espérer que quelques idées évoquées n’étaient pas attendues et auront un impact sur les politiques publiques. Même s’il est modeste, ce résultat serait déjà un succès.