La cohésion de l’OTAN, un enjeu vital pour la France edit

3 février 2020

La formule-choc d’Emmanuel Macron sur la mort cérébrale de l’OTAN, au moment même où l’Alliance fêtait son soixante-dixième anniversaire, illustre à sa manière la singularité du rapport que notre pays entretient avec l’organisation atlantique depuis toujours. Une mise en perspective historique n’est donc pas inutile. Ainsi, dès les premières années de l’Alliance, alors que la France participait pleinement à la structure militaire, l’essentiel de ses moyens terrestres était engagé dans les guerres outre-mer. A l’exception de l’avant-poste berlinois, les forces françaises stationnées en Allemagne se trouvaient déployées en second rideau et servaient plus à la couverture de nos frontières qu’à la défense collective. En revanche, jusqu’en 1966, la France offrait à l’OTAN l’atout de la profondeur stratégique et d’infrastructures moins vulnérables à la menace soviétique, qu’il s’agisse des états-majors, des bases ou des ports. On ne doit jamais sous-estimer le souvenir du choc provoqué chez nos Alliés par l’expulsion des forces américaines et la fermeture de notre territoire aux activités de l’OTAN, alors que le siège de l’Alliance et son quartier général se trouvaient en France.

La conviction profonde du général de Gaulle, pour qui l’engagement militaire des Etats-Unis en Europe était un accident de l’Histoire, a nourri la doctrine nucléaire française – la « dissuasion du faible au fort » - qui reposait sur une simplification radicale de l’équation stratégique, résumée à un face à face avec l’Union soviétique, abstraction faite de nos alliés. Elle a alimenté le soupçon durable chez nos voisins européens que la France s’accommoderait d’un retrait américain, voire même que tel était son but secret. L’articulation entre une posture nationale indépendante et nos obligations au titre du traité de l’Atlantique nord a longtemps constitué l’angle mort de notre politique de défense, en dépit des accords militaires conclus dès 1967 et complétés par la suite. Le refus de l’automaticité conduisait en effet à faire de notre corps de bataille une force de réserve dont l’engagement au profit de l’OTAN ne pouvait être présumé. En outre notre doctrine nucléaire prévoyait une manœuvre spécifique, dite « de test et d’avertissement », liée à l’emploi éventuel de nos armes nucléaires tactiques, doctrine qui impliquait de ne pas consommer tous nos moyens au profit de la défense collective. Cette frappe nucléaire d’avertissement, censée rétablir la dissuasion, ne pouvait au surplus que s’effectuer sur le sol allemand, sans que nos voisins ni l’OTAN n’aient leur mot à dire.

Par un paradoxe qui n’est peut-être qu’apparent, c’est à François Mitterrand qu’il revient d’avoir commencé à tenter de résoudre ce dilemme au niveau politique. L’engagement résolu de la France en faveur de ses alliés lors de la « crise des euromissiles », exprimé avec force lors de son discours au Bundestag en 1982, a marqué une rupture avec la prudente réserve adoptée auparavant sur le sujet. Tout en soutenant l’effort de rééquilibrage de l’OTAN face à l’URSS, F. Mitterrand n’entendait pas pour autant modifier la position institutionnelle de la France au sein de l’Alliance. C’est essentiellement à travers la réactivation spectaculaire de la relation franco-allemande dans le domaine de la défense et de la sécurité, dormante depuis près de vingt ans, qu’il entreprit de manifester la solidarité de notre pays avec ses voisins. La tentative impulsée par Jacques Chirac en 1986 sous la première cohabitation de redonner vie à l’Union de l’Europe occidentale, organisation de défense exclusivement européenne elle aussi en sommeil depuis la création de l’OTAN, connut un certain succès mais n’entama en rien la primauté de l’organisation atlantique.

L’effondrement de l’Union soviétique allait faire renaître en France les doutes sur la pérennité de l’Alliance atlantique. Le général de Gaulle pensait que celle-ci cesserait d’exister « quand le rideau de fer se lèvera », et F. Mitterrand lui-même envisagea une nouvelle architecture de sécurité européenne avec l’idée rapidement mort-née de « confédération européenne ». Il apparut en effet très vite que l’Alliance « victorieuse » constituait aux yeux de nos alliés un atout irremplaçable, tandis que les pays fraîchement sortis de l’orbite soviétique aspiraient de leur côté à y entrer le plus vite possible. Ce fut la crise balkanique, premier défi de l’après-guerre froide auquel fût confrontée l’Europe, qui devait amener la France à repenser pragmatiquement sa relation avec l’OTAN. Notre pays, qui fut avec le Royaume-Uni, le premier contributeur de la force d’interposition des Nations-Unies (FORPRONU) dans l’ex-Yougoslavie et particulièrement en Bosnie, fit l’expérience, souvent humiliante, de l’inefficacité du système onusien. Aussi dut-il s’appuyer sur l’OTAN une première fois en février 1994 pour contraindre les Serbes à alléger le siège de Sarajevo et surtout en juillet 1995, après le massacre de Srebrenica, lorsqu’une intervention aérienne massive de l’OTAN assura la victoire de l’offensive conjointe des Croates et des Bosniaques ainsi que des forces franco-britanniques, amenant ainsi la fin de la guerre. Cette crise comportait pour la France au moins deux grandes leçons : l’OTAN demeurait la seule organisation capable de planifier et d’exécuter des opérations de grande ampleur d’une part ; la coopération franco-allemande et l’ambition d’une défense européenne affirmée dans le traité de Maastricht, si importantes sur le plan politique, restaient sans portée militaire concrète, à la différence de celle qui s’était instaurée avec les Britanniques, d’autre part. Il était clair que le développement de l’identité européenne de défense, notamment à travers l’UEO, nécessitait l’appui de l’OTAN, selon des règles de coopération qui allaient se trouver formalisées en 1999 dans les accords dits de Berlin plus. Très peu de temps après son accession à l’Elysée, Jacques Chirac entreprit donc de lier le retour de la France dans l’organisation militaire à une réforme de celle-ci afin de donner plus de poids aux Européens, notamment lorsque les Etats-Unis ne souhaitaient pas s’engager en première ligne comme cela avait été longtemps le cas en Bosnie, selon le principe de « forces séparables mais non séparées ». Pour donner du crédit à sa démarche, la France faisait quelques gestes significatifs, tels que son retour au comité militaire de l’OTAN, mesure que J. Chirac avait d’ailleurs déjà envisagée lors de la première cohabitation. En plaçant la barre trop haut et trop vite – la revendication du poste de commandement suprême des forces alliées (SACEUR) pour un Européen, puis dans un second temps le commandement sud pour la France – la démarche s’enlisa et fut abandonnée avec la victoire électorale de l’opposition en 1997, sans entraîner pour autant de retour en arrière.

Pendant la décennie qui suivit, la France, devenue depuis la Bosnie et le Kosovo un contributeur majeur aux opérations de l’OTAN, s’engagea en Afghanistan sous la bannière de celle-ci, mais le statu quo institutionnel demeura la règle, la crise franco-américaine de 2003 au sujet de l’Irak n’incitant pas à le modifier. Dans le même temps, l’Union européenne édifiait une architecture complexe en matière de défense et de sécurité et fixait à ses membres des objectifs ambitieux. Elle lançait également une série d’opérations civilo-militaires modestes, pour la plupart réussies, mais qui n’ont jamais dépassé le seuil de visibilité susceptible de faire reconnaître l’Union comme un acteur militaire de poids – et ce d’autant moins que la crise irakienne divisa profondément les Européens et que les Britanniques, soucieux d’empêcher toute « duplication » des structures de l’OTAN entravaient avec succès le développement d’instances telles que l’Etat-major européen. Il fallut attendre l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 pour que le sujet de l’articulation OTAN/UE revienne à l’ordre du jour dans le cadre d’une refonte ambitieuse de la politique française de défense et de sécurité. Le Livre blanc de 2008 a ainsi proposé à la fois la pleine participation de notre pays à l’organisation militaire, à la seule exception du Groupe de planification nucléaire, et une relance de la coopération européenne, sur la base notamment des avancées du traité de Lisbonne. La coopération franco-britannique dans le domaine de la défense connaissait en parallèle une consécration spectaculaire avec le traité de Lancaster House de 2010. La France obtenait l’un des deux commandements stratégiques de l’OTAN, le commandement suprême allié pour la transformation, créé quelques années auparavant, et pouvait de nouveau envoyer des officiers à tous les échelons de la structure de commandement, alors que l’OTAN entreprenait de formuler un nouveau « concept stratégique ». Adopté en 2010, celui-ci, tout en consacrant le rôle de l’organisation dans la gestion de crise tous azimuts (« Global NATO ») reflétait déjà le début de désillusion auquel conduisait la situation en Afghanistan, et surtout prenait acte du regain d’activisme russe, qui avait conduit au démembrement partiel de la Géorgie et dont l’Ukraine, autre candidat à l’adhésion, allait bientôt faire les frais. Il s’agit donc d’un document qui traduit un point d’équilibre précaire entre l’optimisme occidental de l’immédiat après-guerre froide et une première prise de conscience de l’évolution des rapports de puissance à l’échelle mondiale.

Or la dernière décennie a vu une accélération spectaculaire de ces tendances, avec l’ascension de la Chine et l’affirmation de la Russie, mais aussi d’acteurs tels que la Turquie, tandis que le terrorisme islamique s’imposait comme une menace majeure sans cesse renaissante. Dans cet environnement perçu comme de plus en plus dangereux, l’OTAN et l’Europe sont confrontés à un défi qu’elles étaient peu préparées à gérer : l’accession à la Maison-Blanche d’un président qui s’est déclaré ouvertement sceptique à l’égard de l’Alliance atlantique et voit dans l’Union européenne un rival économique et commercial qui fait peser la charge de sa défense sur les Etats-Unis. Au-delà de son mépris des règles diplomatiques habituelles, qu’illustrent entre autres ses tweets sur l’insuffisance de l’effort de défense allemand, D. Trump accentue des tendances déjà à l’œuvre depuis un certain temps, notamment sous son prédécesseur avec son « pivot vers l’Asie », qui ont donc un caractère durable et nourrissent la crainte d’un désengagement stratégique américain, crainte particulièrement vive à l’est et au nord de l’Europe. Quant à la Turquie, membre fondateur de l’OTAN, elle développe une stratégie au Moyen-Orient et en direction de la Russie qui sur des points essentiels va à l’encontre des intérêts de ses Alliés. Si l’Alliance atlantique a déjà surmonté des crises majeures qui mettaient en cause la solidité du lien transatlantique, la particularité du moment présent tient sans doute à la multiplicité des sujets de friction ou de tension, ainsi qu’à la manière assez peu conventionnelle de les gérer, alors même que l’Europe est confrontée à un environnement stratégique dégradé du fait du terrorisme et de l’affirmation de la puissance russe.

Au même moment, l’Union européenne n’est guère en meilleure posture, en dépit d’avancées réelles telles que la création annoncée d’un Fonds européen de défense ou la mise en œuvre de la « coopération structurée permanente » prévue dans le Traité de Lisbonne. Le départ de la Grande-Bretagne la prive de l’une de ses deux principales puissances sur le plan politique et militaire, la montée du populisme fait obstacle au consensus sur des sujets majeurs, voire sur des valeurs fondamentales, et la différence de perception entre les membres sur la hiérarchie des menaces a plutôt tendance à s’aggraver. Quant à l’initiative de défense européenne lancée en 2018 par Emmanuel Macron en vue de constituer un « noyau dur » dans le domaine de la défense, il est significatif qu’elle se situe en dehors du cadre institutionnel de l’Union comme de l’OTAN.

Dans un tel contexte et quels que soient par ailleurs les vrais succès de l’OTAN depuis 2014 en matière d’augmentation de l’effort de défense des Européens ou d’adaptation de sa posture militaire, le rétablissement de la cohésion au sein de l’OTAN et de l’Union européenne devient un enjeu vital pour la France. Du côté européen, alors que la dynamique franco-britannique est au moins momentanément affaiblie, la coopération avec l’Allemagne doit encore surmonter la différence des cultures stratégiques respectives ainsi que la difficulté d’aligner aussi bien les besoins militaires que les intérêts industriels, en particulier sur la question cruciale des exportations d’armement. Nous ne pouvons dans ce contexte nous résigner à l’affaiblissement de l’OTAN qui reste, pour nos partenaires européens, l’assurance suprême en matière de sécurité. Or, depuis son retour dans l’organisation militaire et comme le notait dès 2012 le rapport Védrine, notre pays n’a pas su en tirer tout le profit possible. En particulier, le nombre d’officiers français qui y sont affectés demeure inférieur au plafond qui nous est consenti et notre pays ne fait guère valoir par exemple le fait que nous déployons des moyens terrestres et aériens au profit des Etats baltes. De manière significative, le responsable de la dernière revue stratégique française, Arnaud Danjean, est venu en présenter les conclusions à l’Union européenne mais pas au Conseil atlantique. Or, un engagement plus méthodique et systématique nous aiderait à faire partager les préoccupations de sécurité auxquelles nous sommes plus sensibles que d’autres, à propos du Sahel notamment.

Il subsiste dans notre classe politique et notre appareil d’Etat des réflexes hérités du passé qui donnent parfois à penser que la France ne se sent toujours pas totalement partie de l’Alliance, bien que celle-ci se soit profondément transformée depuis la fin de la guerre froide et que nous participions pleinement à son processus de décision. Alors que nos partenaires européens voient toujours en l’OTAN, la pierre angulaire de leur sécurité, un engagement plus visible serait sans doute indispensable au succès de nos ambitions européennes.  C’est d’autant plus nécessaire qu’à la suite du puissant signal d’alarme lancé par le président français, l’Alliance atlantique a décidé en décembre 2019 de lancer une « réflexion prospective visant à renforcer la dimension politique de l’OTAN, y compris la consultation ». Pour ceux qui suivent depuis des décennies la politique de notre pays à l’égard de l’OTAN, c’est une ironie de l’Histoire que l’aspiration à un tel renforcement de la « dimension politique » de l’Alliance résulte d’une initiative française, mais l’occasion doit absolument être saisie. Elle ne pourra que renforcer la capacité des Européens à parler d’une seule voix et penser les termes d’un nouveau lien transatlantique. L’heure est désormais à l’écoute mutuelle et à la persuasion discrète en vue de rétablir une cohésion singulièrement mise à mal.