Coopération franco-allemande: nouveau traité, nouvelle volonté? edit

7 mars 2019

Le traité franco-allemand signé le 22 janvier à Aix-la-Chapelle, 56 ans après le traité de l’Élysée de 1963 scellé par le général de Gaulle et Konrad Adenauer, n’a pas suscité trop de passions. Certes, l’extrême-droite n’a pas manqué de nous faire trembler pour l’Alsace « mise sous tutelle » (Marine Le Pen) et partir en guerre contre Emmanuel Macron qui « vend à la découpe notre pays et effondre sa souveraineté. » Son parti « frère », l’AfD (Alternative für Deutschland), estime pour sa part que seule la France profite de ce traité qui bradera la technologie allemande et organisera l’Union des transferts aux dépens des contribuables allemands. À chacun ses fantasmes : le leader de France insoumise s’insurge contre « l’obsession des libéraux français pour un tête-à-tête solitaire avec l’Allemagne », le choix d’Emmanuel Macron de « coller à l’Allemagne en toutes circonstances » et sa « soumission à l’ordolibéralisme ». Décidément, par les temps qui tournent, il est difficile pour un traité franco-allemand de ne pas devenir le réceptacle de toutes les phobies possibles, anti-allemande, anti-française, anti-européenne… En vérité, ce traité ne mérite ni les anathèmes ni les espoirs parfois démesurés dans la relance du « moteur franco-allemand » qu’il a pu nourrir.

Était-il vraiment nécessaire de signer un nouveau traité ? Après tout, pendant plus d’un demi-siècle, le traité de l’Élysée de 1963 a bien fonctionné. Son contenu avait été simple : la création de l’Office franco-allemand pour la jeunesse pour intensifier les échanges entre les jeunes de nos pays, l’affirmation solennelle de la volonté de coopérer le plus étroitement possible dans un vaste champ allant de la politique économique aux affaires internationales et à la défense, et l’instauration d’un calendrier fixant des rencontres fréquentes et régulières entre les responsables politiques. Une pratique utile de concertation quasi permanente au niveau des gouvernements et des principaux ministères s’est installée, qui a permis bon nombre de rapprochements des positions a priori différentes et l’émergence de compromis européens. Rajouter, comme le fait le traité d’Aix-la-Chapelle, de nouveaux domaines de coopération peut être utile mais n’y change pas grand-chose.

Cela dit, on ne peut que saluer le fait que dans une Europe traversée par des égoïsmes et des nationalismes de plus en plus virulents, les deux gouvernements font un geste politique fort en faveur du renforcement de l’Europe et de sa capacité de répondre aux multiples défis et menaces. Il était temps de s’opposer aux replis nationaux et de réaffirmer que nous ne maîtriserons notre destin qu’ensemble. Dans ce sens, le nouveau traité pourra créer les conditions nécessaires d’une coopération franco-allemande productive et plus active. Mais ce qui compte, il y a 50 ans comme aujourd’hui, c’est la volonté et la capacité de coopération des gouvernements. Comme on le dit au foot, la vérité est sur le terrain. La chancelière Merkel l’a réaffirmé le 22 janvier : « La question décisive est de savoir si derrière ce traité il y a la volonté de le faire vivre », ajoutant immédiatement : « Oui, nous en avons la volonté absolue ».

Or la coopération franco-allemande en Europe, malgré toutes ses avancées décisives, a toujours été le théâtre de conflits d’intérêt et d’idées. Souvent, la nature des problèmes ou les constellations politiques intérieures ont bloqué la recherche de solutions communes. Cette situation n’a pas changé. Si les grands affrontements qui avaient marqué les débats il y a un demi-siècle (Europe des patries contre Europe fédérale, libre-échange versus protectionnisme, libéralisme versus interventionnisme étatique) ont perdu leur caractère fondamental pour devenir plus graduels, il n’en reste pas moins que nous avons souvent deux approches différentes pour aborder un problème européen. Ces différences vont perdurer, même si la coopération bilatérale a souvent excellé pour élaborer des compromis ou au moins pour éviter que les différences ne se dégradent. La gestion intelligente des différences a été le vrai secret de la coopération franco-allemande et du service qu’elle a rendu à la construction européenne. Pourtant, elle se heurte au fait qu’avec les progrès de l’intégration économique et monétaire, les problèmes à résoudre constituent de plus en plus des enjeux de la politique intérieure. De ce fait, toute décision européenne devient objet de débats controversés, de polémiques car elle interpelle souvent directement les acteurs politiques, économiques et sociaux, leurs intérêts et leurs choix de société. Comme la crise de la zone euro l’a montré, la pression politique intérieure rend les compromis franco-allemands de plus en plus difficiles car l’opinion publique des deux pays tire souvent dans un sens inverse. Cela démontre la limite de l’approche de coopération purement gouvernementale, incapable de répondre aux interpellations citoyennes : il ne suffit plus de rapprocher les gouvernements sans y associer les citoyens.

C’est pourquoi la véritable bonne nouvelle vient d’ailleurs : l’Assemblée nationale et le Bundestag vont signer un accord commun le 25 mars. Sera notamment créée une Assemblée parlementaire franco-allemande qui accueillera 100 députés et siégera au moins deux fois par an. Elle devra accompagner activement la coopération gouvernementale : veiller à l’application des stipulations du traité, assurer le suivi des affaires internationales et européennes, formuler des propositions… On ne peut que souhaiter que les parlementaires vont se saisir de ce nouveau levier et que la nouvelle Assemblée permettra d’engager de vrais débats politiques dépassant les visions purement nationales. Plus que jamais, la coopération franco-allemande en a besoin.

Ajoutons que le traité d’Aix-la-Chapelle met un nouvel accent sur l’apport des sociétés civiles à la coopération bilatérale, soulignant à juste titre le rôle immense des milliers de réseaux bilatéraux, constitués par de multiples jumelages, échanges et coopérations, ce qui est unique dans les relations bilatérales entre deux États. On aurait tort de sous-estimer l’effet bénéfique de ces réseaux, qu’il s’agisse des dizaines de milliers de citoyens engagés dans les jumelages communaux à travers les associations ou les écoles, ou des 5000 étudiants en formation dans des filières universitaires intégrées franco-allemandes, pour ne prendre que deux exemples. Par ailleurs, le traité ouvre de nouvelles perspectives au régions transfrontalières pour mieux gérer leur voisinage et exploiter leurs potentiels de développement commun. Désormais ces régions pourront jouir d’une clause d’expérimentation pour trouver des solutions concrètes adaptées, et pouvant plus tard servir d’exemple à d’autres régions frontalières dans l’Union européenne. Autant de moyens de rapprocher nos pays par la base, dans le vécu des gens, autant d’éléments pouvant contribuer à l’émergence d’une Europe des citoyens.

Il est vrai qu’on se trouve là dans le moyen et le tong terme, et que le nouveau rôle des parlements et des sociétés civiles n’aidera pas à résoudre les problèmes immédiats. Toujours est-il qu’il pourra préparer le terrain pour de nouveaux rapprochements politiques. Prenons l’exemple tout récent de la politique industrielle, vieux sujet de discorde franco-allemande. Face à une présence économique chinoise jugé de plus en plus inquiétante, et suite à l’interdiction de la fusion Alstom/Siemens par la Commission européenne, le ministre de l’Économie, Peter Altmaier, non seulement a présenté pour la première fois depuis la naissance de la République fédérale un papier définissant explicitement une « stratégie industrielle nationale ». Il a également signé avec son homologue français Bruno Le Maire un « manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle ». Soutenue par la chancelière Merkel, cette nouvelle approche met fin à un certain nombre de tabous allemands, ce qui permettra enfin un vrai débat franco-allemand et européen sur la matière.

Dans d’autres domaines, comme la défense militaire ou l’union économique et monétaire, le rapprochement est beaucoup plus difficile et demandera du temps : les visions et les approches restent différentes et profondément ancrées dans les cultures politiques nationales. Ce n’est pas une raison de baisser les bras. Il est possible de faire bouger les lignes, à condition de sortir la coopération gouvernementale des cabinets, d’ouvrir les portes et d’affronter, voire d’initier des discussions politiques controversées, parlementaires et citoyennes. À quand un grand débat binational et européen digne de ce nom ?