Bruxelles: l’analyseur Orbán edit

15 mars 2024

La comédie qui se joue entre la Hongrie et les institutions communautaires est un parfait résumé des impasses de la construction européenne au moment où se jouent les élections au Parlement. Viktor Orbán, avec un art consommé du chantage, a d’abord refusé l’aide à l’Ukraine au nom de sa vision de la paix et de la guerre en Europe, mais en pratique il consent à un déblocage de l’aide en échange du versement par le budget européen d’une tranche du programme européen de relance post-covid, Next Generation EU. Ce compromis a suscité l’ire du Parlement européen, qui refuse la levée des sanctions infligées à la Hongrie suite à sa violation de normes démocratiques européennes dans sa réforme judiciaire.

Cet incident soulève trois problèmes majeurs.

L’appartenance à l’Union ouvre-t-elle automatiquement des droits de tirage à des États mêmes s’ils contreviennent à son bon fonctionnement ? C’est la question institutionnelle.

L’Europe croit-elle à ses valeurs et est-elle prête à utiliser l’arme de l’article 7 contre les États délinquants ? C’est la question du primat des valeurs sur les compromis nécessaires au fonctionnement quotidien des communautés.

L’Europe peut-elle se hisser au statut de puissance si toute décision de politique étrangère reste soumise à des règles d’unanimité et donc au risque de chantage ? C’est la question géopolitique.

Au-delà du pragmatisme?

La règle de l’unanimité en matière de politique étrangère a été consacrée par le compromis de Luxembourg, suite à la politique de la chaise vide menée par la France dans les années 1960.

Aujourd’hui seule une réforme des traités pourrait remédier à cet état de fait et encore de manière limitée. La proposition allemande actuellement sur la table plaide dans certains domaines strictement définis à l’adoption d’une règle de majorité qualifiée

Et pourtant elle tourne, serait-on tenté de dire. La décision récente sur l’Ukraine est de ce point de vue éclairante. L’UE a envisagé toute une série de dispositifs pour contourner l’opposition hongroise : décision à 26 hors communauté, annuités renouvelables, menaces de recourir à l’article 7. C’est finalement une décision prise en l’absence opportune de la Hongrie dans la salle de délibération qui a fait la différence. Pour sauver la face à la Hongrie, l’aide à l’Ukraine a été déclarée provisoire. En réalité le caractère suspensif de la décision de prêt est factice : on s’est déjà entendus pour faire de la révision à deux ans une pure clause de style.

Ce triomphe du pragmatisme et des accords occultes avec la Hongrie est-il satisfaisant et est-il praticable sur la durée ? A priori oui. L’Europe est ainsi faite, réglant au quotidien les difficultés qui surviennent tout en se promettant de réformer les situations dysfonctionnelles par des avancées de l’intégration mais en différant sans cesse les choix décisifs. Le constat fait, trois options émergent dans le contexte présent.

Trois options

La première est de prendre acte du refus politique des peuples et des nations d’aller plus loin dans l’intégration. La montée de l’extrême droite, le détricotage partiel des politiques environnementales quand la pression des lobbies est trop forte, les divergences grandissantes entre la France et l’Allemagne… Tout milite pour le statu quo.

La seconde est de célébrer le triomphe du pragmatisme. Après tout l’affaire hongroise illustre les vertus des atermoiements communautaires. Et l’alternance en Pologne montre celles de la patience.

La troisième est de rouvrir le dossier du fédéralisme à la faveur de la nouvelle donne géopolitique.

Considérons chacune de ces options.

Les élections européennes vont probablement confirmer ce qui s’observe dans la plupart des pays membres, à savoir une poussée populiste mâtinée de défiance à l’égard des « diktats européens ». Les arguments en faveur du fédéralisme budgétaire d’une plus grande solidarité face à la crise et en réponse à l’IRA du président Biden ne sont guère audibles. La réforme des traités pour rendre fluide le processus décisionnel en réduisant le champ des décisions à prendre à l’unanimité n’est guère envisageable dans ce contexte. D’autant qu’une musique insidieuse  émerge : les majorités qualifiées favoriseraient l’Allemagne.

D’où l’attrait des solutions pragmatiques. Pendant des années le cas polonais était aussi obsédant sur le cas hongrois : réformes du système judiciaire peu conformes aux principes de l’État de droit, guérilla juridique avec les institutions communautaires, dénonciation de Bruxelles comme incarnation de Moscou. Le PiS au pouvoir n’a cessé de faire feu de tout bois et puis l’alternative Tusk s’est concrétisée dans les urnes et la Pologne confirme sa volonté de se conformer aux recommandations européennes. Cette simple déclaration a levé les interdits financiers, soulevant un nouveau problème, celui de la complaisance politique à l’égard d’une Hongrie gouvernée par un parti ami, le Fidesz, qui a été jusqu’en 2021 membre du Parti populaire européen (lequel réunit notamment LR en France et la CDU en Allemagne).

Rouvrir la question fédérale ferait sens pour au moins trois raisons. Le fédéralisme budgétaire exclu en paroles a fait une percée avec la politique financière et la levée d’une dette communautaire post-covid. La menace grandissante de la Russie poutinienne rend sans cesse plus urgente l’affirmation et le financement d’une politique européenne de défense. Enfin les menaces de Trump signent au moins la fin des politiques de passager clandestin en matière de défense de pays comme l’Allemagne.

L’Europe saura-t-elle se montrer à la hauteur du défi historique ? On peut l’espérer. Trois éléments militent dans ce sens : l’empire de la nécessité, la guerre qui frappe à nos portes et la conscience avérée de nos insuffisances comme vient de l’illustrer l’épisode de la fabrication d’obus pour l’Ukraine.

En même temps les tentatives de Thierry Breton de mobiliser l’Europe pour dégager des moyens financiers significatifs, pour mobiliser la base industrielle de défense européenne et pour concentrer la décision butent sur les faiblesses traditionnelles de la gouvernance européenne, sur le réel affaiblissement de l’industrie de défense européenne et sur le pacifisme allemand affiché par le chancelier Scholz.

La conclusion qui s’impose est que l’Europe n’est pas prête à se donner les moyens d’une économie de guerre. Sans doute faudra-t-il d’autres épreuves pour que la Commission devienne ce qu’elle prétend être : une Commission géopolitique pour une puissance européenne en voie d’affirmation.