Avec quel socialisme le libéralisme est-il incompatible ? edit

13 juin 2008

En prenant parti clairement pour la compatibilité du socialisme et du libéralisme (voir l’article de Laurent Bouvet sur Telos), Bertrand Delanoë a relancé un débat presque aussi vieux que le socialisme lui-même. Dans le passé, à chaque fois que les socialistes ont eu à trancher politiquement cette question, ils ont réaffirmé l’incompatibilité entre les deux doctrines. Ils avaient de fortes raisons pour le faire compte tenu de la définition qu’ils avaient alors du socialisme. Mais le socialisme d'alors a-t-il encore quelque chose à voir avec celui d’aujourd’hui ?

Originellement le socialisme français, largement nourri du marxisme, s’opposait alors aux trois dimensions du libéralisme, politique, culturelle et idéologique. Politiquement, les socialistes s’intéressaient peu aux formes de la « démocratie bourgeoise » et de son système représentatif, même si sous l’influence déterminante de Jaurès ils jouèrent le jeu électoral et parlementaire. La perspective de la révolution prolétarienne rendait inutile une réflexion poussée sur le libéralisme politique. La dictature du prolétariat, quelle que soit la définition qui en était donnée, réglerait, au moins pour un temps, la question de la forme du pouvoir. Culturellement, la vision collectiviste des socialistes, malgré l’attachement fort de Jaurès et de Blum aux libertés individuelles et plus généralement à l’héritage républicain, condamnait l’individualisme bourgeois. L’épanouissement de l’individu ne pouvait venir que de celui de l’humanité tout entière. Economiquement, le but ultime du socialisme était le disparition de l’entrepreneur capitaliste. Le collectivisme était à la fois le but et la réalisation du socialisme lui-même. Le profit individuel, donc le libéralisme économique, était économiquement et moralement condamnable. La ligne de clivage entre socialisme et libéralisme était alors claire et fondée sur des incompatibilités théoriques.

Mais aujourd’hui ? Le socialisme français actuel est en réalité beaucoup plus proche du libéralisme historique sur ces trois dimensions qu’il ne l’est de ses propres origines. Politiquement, avec la fondation de la Quatrième république, dans laquelle ils ont joué un rôle majeur, les socialistes ont enfin clairement revendiqué leur choix de la démocratie représentative et réaffirmé leur attachement aux grandes libertés publiques. Accolant de manière assumée le libéralisme politique à la démocratie, c’est-à-dire au suffrage universel, les socialistes, après la guerre, ont participé, en France comme ailleurs, au rétablissement et/ou au développement des régimes de démocratie représentative. Libéralisme politique et suffrage universel ont été dès lors inséparables à leurs yeux. En se déclarant désormais clairement réformistes, ils ont fait leurs adieux à la révolution.

Culturellement, depuis la césure historique de mai 1968, les socialistes ont été les principaux acteurs de la traduction législative et réglementaire du libéralisme culturel même si la droite a également joué un rôle important en ce sens au milieu des années soixante-dix. Ils ont porté politiquement de manière continue les aspirations à l’élargissement des libertés individuelles, publiques et privées. Face à Nicolas Sarkozy combattant les valeurs de mai 1968, ils revendiquent les valeurs du libéralisme culturel.

Economiquement, après un long combat en retraire, les socialistes ont admis que l’économie administrée était à la fois inefficace pour produire des richesses et liberticide car cette inefficacité incitait les dirigeants à y répondre par la suppression des libertés et l’oppression. Ils ont compris qu’il fallait produire les richesses avant de les distribuer et que seul un régime qui autorisait et encourageait l’initiative économique privée permettait d’y parvenir. Ils sont ainsi devenus libéraux économiquement. Leur nouvelle déclaration de principe du parti opte clairement pour l’économie de marché, c’est-à-dire pour le libéralisme économique.

Certes, cela ne signifie pas que les socialistes soient devenus simplement des libéraux car, de même que politiquement ils ont accolé la démocratie au libéralisme, économiquement, ils entendent donner un pouvoir important à la puissance publique et prônent la régulation de l’économie. Etre socialiste aujourd’hui, c’est être socialiste dans une société libérale. 

Les socialistes auraient tort d’analyser cette évolution du socialisme comme une défaite historique. L’histoire, au contraire, a condamné les régimes qui ont voulu contrer cette évolution de manière  radicale et ont ainsi abouti soit à la terreur, soit à la faillite, soit aux deux. Dans ces conditions, Bertrand Delanoë ne ferait qu’énoncer une banalité en se disant à la fois libéral et socialiste si le mot libéral ne conservait encore aujourd’hui à gauche une charge symbolique aussi forte. Le libéralisme n’est pas l’ennemi des socialistes, il est la doctrine avec laquelle ils doivent trouver le meilleur compromis possible pour atteindre leurs objectifs propres : la justice sociale, la réduction des inégalités, le soutien des plus faibles, les moyens d’une action publique forte au service de tous. Le débat entre le socialisme et le libéralisme demeure à la fois nécessaire et compliqué. La mondialisation en renouvelle pour partie les termes. Mais l’incompatibilité radicale entre les deux doctrines n’existe plus pour une raison simple : ce qui dans le socialisme était incompatible avec le libéralisme a disparu pour l’essentiel. Les réformistes s’en réjouiront, les révolutionnaires le dénonceront. Mais c’est ainsi, et les débats sémantiques sur cette question n’y changeront rien !