La compétitivité est aussi un business ! edit

4 janvier 2013

Cela ne se discute pas: la France ne tient pas le rythme international en matière de productivité internationale et son industrie s’étiole. Il est donc urgent de prendre les mesures qui s’imposent pour redresser la situation. Nous avons d’ailleurs un ministère entièrement consacré à cette tâche prioritaire. Et si tout ceci n’était qu’une vaste exagération ? Ces milliards gaspillés à résoudre un problème qui n’existe pas ne sont pas perdus pour tout le monde, bien sûr.

Les chiffres sont imparables. La part de marché de la France en matière d’exportations de produits manufacturés s’est effondrée entre 2000 et 2011, passant de 8,1% à 4,7%, Pendant ce temps, notre modèle en la matière, l’Allemagne, a presque maintenu sa position, passant de 13,6% à 11,5%. L’Allemagne exporte désormais plus du double de la France. Tout aussi alarmant est la détérioration de notre compte courant externe, jadis en équilibre et aujourd’hui en déficit (2,6% du PIB) alors que le surplus de l’Allemagne ne cesse d’enfler. Aux armes, citoyens !

Certes, mais supposons un instant que cette histoire de perte de compétitivité ne soit que de la poudre aux yeux. Qui aurait intérêt à disséminer une telle histoire et qui en a les moyens en terme de communication ? Réponse : les politiques, le patronat et les syndicats. Autrement, tout ce que la France compte d’influent. Depuis des lustres, patronat et syndicats obtiennent chaque année,  reçoivent des dizaines de milliards d’aides directes et indirectes. Pour eux, c’est un très gros business, bien lucratif.

Côté patronat, ce sont les grandes entreprises industrielles qui tiennent le micro. L’argument de la perte de compétitivité se traduit par de très substantielles subventions, directes comme les aides aux dépenses de R&D supposées placer nos entreprises au top de la technologie (par exemple le Grand Emprunt de Sarkozy), et indirectes (par exemple la récente création de  la Banque Publique d’Investissement ou de multiples niches fiscales), avec un protectionnisme larvé. Quant aux syndicats, dont les effectifs ont fondu dans l’industrie, obtenir de haute lutte des aides publiques est le moyen rêvé de redorer leur blason. Se battre contre les fermetures d’usines garantit un succès d’estime et permet à coup sûr d’engranger des subventions.

Pourquoi le gouvernement, de gauche comme de droite, tomberait-il dans le panneau ? Parce que même si un gouvernement ne peut pas tout, et surtout pas empêcher les évolutions économiques fondamentales, il peut toujours dépenser de l’argent. Une fermeture d’usine ? Le sauveteur arrive de Paris les poches pleines de billets et on fait des montages de « sauvetage du site », d’« aide au redéploiement » ou de « bassins d’emploi ». Peu importe que les effets sur le terrain soient invisibles cinq ans plus tard, on aura fait preuve de volontarisme, un terme clé du vocabulaire politique même s’il ne rime que superficiellement avec réalisme. Cela donne du pouvoir et nourrit l’illusion de puissance et, électoralement, ça paye plus que de baisser les bras.

Hélas, le diagnostic est erroné. Une observation devrait nous mettre la puce à l’oreille. Entre 2000 et 2011, toujours, la part de marché de la Chine est passée de 4,7% à 12,4%. Tout le monde sait bien que nous assistons à un changement historique : le Sud-Est Asiatique, mais aussi l’Inde, l’Amérique Latine et même l’Afrique, soit plus de la moitié de l’humanité, sont en train d’échapper à la pauvreté. Ils produisent plus et mieux. Comme le total de toutes les parts de marché est toujours 100%, les pays riches voient leurs parts diminuer mécaniquement. Ce n’est pas que la France recule, c’est que d’autres pays rattrapent leur retard, ce qui est une bonne chose pour tout le monde. D’ailleurs quel serait le scénario idéal pour aller vers un monde où tous les pays sont également développés ? On verrait les PIB des pays pauvres croître plus vite, mais sans les ralentir, que ceux des pays riches, une évolution vers une redistribution des parts de marché de chacun.

C’est à peu près ce qui se passe. Une étude de Réserve Fédérale de New York (1) montre que la courbe des exportations de chaque pays tend à suivre sa courbe du PIB. Autrement dit plus on produit, plus on exporte. Pour la France, les deux courbes sont pratiquement impossibles à distinguer. Ce n’est donc pas une question de compétitivité. C’est d’ailleurs, ce que dit une récente étude du CEPII qui note que « la mesure correcte de la compétitivité dans les échanges, au-delà de la composante prix (ou coûts), reste une question difficile ; comment de surcroît expliquer la relative résistance des producteurs localisés dans l'UE à la concurrence des pays émergents ? »(2) Et si, à l’image de notre président, nous étions tout simplement normaux ?

Certes, l’Allemagne a cédé beaucoup moins de part de marché que nous. Mais regardez du côté des États-Unis (chute de 26,5% à 16,1%) ou de la Grande-Bretagne (chute de 7,0% à 3,9%) et vous verrez que, parmi les pays développés, c’est l’Allemagne qui est anormale. Curieusement, d’ailleurs, durant la même période le chômage a reculé en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, mais pas en France. Comme quoi, ce n’est pas la performance en matière d’exportation qui est déterminante en manière de chômage.

Méfions-nous de l’obnubilation industrielle. Dans tous les pays avancés, l’industrie a fondu, et va continuer à fondre, remplacée par les services, tout comme l’industrie a remplacé l’agriculture avec la révolution industrielle. Le raison est que les services sont en général plus « high tech » que l’industrie. Tout le monde aujourd’hui peut fabriquer des voitures ou de l’acier (en dehors du haut de gamme genre Mercédès ou des aciers spéciaux) : la concurrence fait que les marges sont laminées, et les salaires aussi. Mais inventer Facebook ou faire tourner la City de Londres demande une concentration de compétences que bien peu de pays peuvent réunir. Les marges et les revenus y sont plus que confortables, sans parler des conditions de travail. Céder l’industrie aux pays émergents et développer les services est évidemment la bonne stratégie, même si l’Allemagne en a une autre, atypique. D’ailleurs si l’Allemagne dégage un excédent dans le commerce des produits manufacturés, elle a un déficit en ce qui concerne les services. Pour la France, c’est l’inverse. Idem pour la Grande-Bretagne et les États-Unis. Les services et l’industrie high-tech sont notre avenir, l’industrie classique est notre glorieux passé.

Et le déficit grandissant de la France sur son compte courant ? Une brève diversion technique s’impose à ce stade. Le compte courant comprend à la fois le commerce des produits manufacturés et celui des services, ainsi que les intérêts sur les investissements à l’étranger, moins ce qui est dû sur les emprunts. Un déficit signifie que le pays dépense plus qu’il ne gagne dans ses échanges avec l’étranger. Comment le déficit est-il couvert ? Par des emprunts. Autrement dit, un déficit courant représente une désépargne du pays dans son ensemble vis-à-vis du reste du monde. Il combine la désépargne du secteur privé mais aussi celle du secteur public. Pour la France, le secteur privé est globalement un épargnant, le secteur public un emprunteur. La détérioration du compte courant de la France, amorcée en 2000, est très largement due à des déficits publics qui se sont amplifiés depuis lors. Ici non  plus, ce n’est pas une histoire de productivité (3).

Cette erreur de diagnostic fait bien des heureux et ils ne sont pas prêts de mettre un terme à leur opération de propagande qui marche si bien depuis longtemps, même si l’industrie et ses parts de marché continuent de décliner parce que l’on n’arrête pas une évolution aussi fondamentale. Mais qui perd ? Les premiers perdants sont les chômeurs. En retardant le lent et inévitable déclin de l’industrie, on gèle des emplois et des ressources dans des activités improductives, ce qui coûte cher en matière de croissance. L’essor des services, qui pourrait créer des emplois d’avenir, est retardé par le manque d’investissements, le poids de la fiscalité qui ne pèse guère sur l’industrie car elle a obtenu ses niches fiscales, et la lourdeur administrative qui pénalise les start-ups, sans vraiment décourager la grande industrie qui ressemble de plus en plus à une administration.

Les autres perdants sont les contribuables. Ce sont eux qui payent les subventions, les aides, les plans de ceci et de cela, tous ces projets aux noms ronflants qui freinent la croissance et l’innovation et font grimper les prélèvements obligatoires.

Tout se tient : malgré un alourdissement ininterrompu des impôts, les dépenses pour le « redressement productif » aggravent les déficits publics et donc le compte courant. Les perdants sont les chômeurs et les contribuables, mais ils ne font pas le poids. Et vogue la galère (et ses galériens) !

(1) Benjamin R. Mandel, « Why Is the U.S. Share of World Merchandise Exports Shrinking? », Current Issues, Federal Reserve Bank of New York, 2012.

(2) Angela Cheptea, Lionel Fontagné and Soledad Zignago, « European Export Performance », CEPII, octobre 2012.

(3) Dans son dernier rapport de consultation annuelle, le FMI aussi parle d’un problème de compétitivité, mais ses propres chiffres ne corroborent pas ses conclusions. La France est plus productive dans l’industrie que l’Allemagne. La raison est simple : les coûts salariaux y sont plus élevés et forcent les entreprises à produire plus avec moins de main-d’œuvre. La variable d’ajustement est le chômage.