Au cœur de l’idéologie poutinienne, «l’État-civilisation» edit

11 décembre 2023

Concept aux usages multiples, « l’État-civilisation » légitime le comportement impérial de Moscou, la confrontation avec l’Occident et la formation d’un monde multipolaire. Cette notion permet de dépasser une vision ethnique de la Russie, mais elle justifie aussi la criminalisation de la mouvance libérale. La négation de l’identité ukrainienne et des tensions communautaires en Russie, l’attribution à un Occident jugé en déclin de la responsabilité de tous les conflits de la planète peuvent toutefois être source de déconvenues pour le Kremlin.

La question ancienne et toujours âprement discutée de l’identité russe s’est posée une nouvelle fois avec la disparition de l’URSS en 1991. Après avoir brièvement manifesté sa volonté de rejoindre les pays occidentaux, à partir des années 2000 la Russie s’éloigne progressivement de cet Occident objet de désir mais aussi d’un rejet croissant. Sa confrontation avec les États-Unis, puis avec les pays européens, prend de l’ampleur et revêt une dimension, non plus seulement géopolitique, mais civilisationnelle. C’est avec le « tournant conservateur » pris en 2012 que Vladimir Poutine endosse le concept d’« État-civilisation » (« государствo-цивилизация »), dont la vocation, écrit-il alors, est d’inclure les Russes de l’étranger (la notion de « monde russe » est officialisée dès 2006). C’est aussi en 2012 que Vladimir Poutine évoque un « code culturel », propre au peuple russe.

Le concept d’« État-civilisation », appliqué à la Chine par Lucian Pye dans les années 1990, rappelle l’ouvrage de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations », mais cette approche civilisationnelle du monde a aussi des racines profondes en Russie (Nikolaï Danilevski, Lev Goumilev), elle en vient à occuper une place centrale dans l’idéologie propagée par le Kremlin et dans les textes officiels.

Alors que la Constitution en vigueur depuis 1993 affirme qu’« aucune idéologie ne peut être instaurée en tant qu’idéologie officielle ou obligatoire » (art. 13) et définit la Russie comme un « État laïc », précisant qu’« aucune religion ne peut s’instaurer en qualité de religion d’État ou obligatoire » (art.14), un nouvel article 67-1, introduit en 2020, évoque « la mémoire des ancêtres, qui nous ont transmis leurs idéaux et la foi en Dieu ». La stratégie de sécurité nationale, révisée en 2021, affirme que, « sur fond de crise du modèle libéral occidental, certains États tentent de diluer les valeurs traditionnelles, de falsifier l’histoire du monde, de remettre en cause le rôle et la place de la Russie, de réhabiliter le fascisme, d’attiser les conflits ethniques et confessionnels ».

Mettre le cap sur l’empire 

 Le « Concept de politique étrangère », adopté en mars 2023 présente la Russie, « État-civilisation unique », comme « une grande puissance eurasiatique et euro-pacifique, unissant le peuple russe et d’autres peuples, qui constituent l’ensemble culturel et civilisationnel du Monde russe ». Ce texte de doctrine justifie l’attitude révisionniste du Kremlin. Alexandre Douguine ne s’y trompe pas, qui se félicite de voir la Russie « mettre le cap sur l’empire ». Mais la conviction que l’Ukraine appartient à ce « monde russe », exposée dans l’article que signe Vladimir Poutine en juillet 2021 sur « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », fait que les autorités russes sous-estiment grandement la volonté des Ukrainiens de résister à l’invasion de leur pays.  

Dans ses dernières interventions[i], Vladimir Poutine recourt fréquemment à ce concept d’ « État-civilisation », aussi bien en politique intérieure que sur le plan extérieur. Cette notion tient une place importante, le 5 octobre dernier, dans son discours devant le forum annuel du club Valdaï, le président russe insiste sur cette dimension civilisationnelle, « condition indispensable à la réussite dans le monde actuel, un monde malheureusement en désordre, dangereux et qui a perdu ses repères ». « La diversité et l’autosuffisance sont les principales caractéristiques de l’État-civilisation », poursuit-il, elles sont garantes de sa stabilité et de son développement – manière de justifier sa rupture avec les valeurs occidentales, sa violation du droit international au profit d’un relativisme généralisé. En effet, « la civilisation n’est pas une construction universelle », elle puise ses principes dans « sa propre histoire et dans ses propres traditions ». « Il y a beaucoup de civilisations, aucune n’est meilleure ou pire que les autres, tient à préciser Vladimir Poutine, elles sont égales et expriment les aspirations de leurs cultures et traditions et celles de leurs peuples ». En effet, « un système politique ne peut être implanté de l’extérieur. Il croît de manière naturelle à partir des racines civilisationnelles des pays et des peuples ». La Russie en offre un bon exemple, estime son Président. Le respect du principe de non-ingérence « assure la coexistence harmonieuse et la coopération constructive de tous les acteurs internationaux », souligne Vladimir Poutine.

Une arme de politique intérieure

La définition de la Russie comme « État-civilisation » permet aussi de dépasser un nationalisme ethnique russe funeste pour l’unité de la fédération. Au cours des siècles en effet, le pays a agrégé des cultures, des religions et des nationalités différentes, il compte aujourd’hui « plus de 190 peuples, nationalités, plus de 270 langues et dialectes » : on ne peut « réduire la civilisation russe à un seul dénominateur ». Ce « pays-civilisation », souligne le président russe, conserve tout ce riche patrimoine, il incarne « l’unité exceptionnelle de nombreuses cultures spécifiques ». Néanmoins, dans son esprit, les « valeurs traditionnelles » européennes demeurent la référence. « Sans aucun doute, le code civilisationnel de la Russie, comme celui de l’Europe, est fondé sur le christianisme, c’est ce qui nous unit », affirme Vladimir Poutine, qui reproche aux Européens de « détruire leurs racines ».

Cette définition de la Russie comme « État-civilisation » est aussi une arme dirigée contre l’opposition démocratique russe, dont beaucoup de représentants, qualifiés d’« agents étrangers »[ii],  sont désormais en prison ou en exil. La guerre déclenchée par le Kremlin à l’encontre de l’Ukraine, le 24 février 2022, conduit Vladimir Poutine à dénoncer le courant libéral en Russie comme « une cinquième colonne, des nationaux traîtres, qui gagnent de l’argent dans notre pays, mais vivent là-bas, non pas au sens géographique du terme, mais dans leur tête, dans leur mentalité servile ». Il évoque alors la nécessité d’un « processus d’autopurification » et considère que « le désir de vivre selon notre volonté, de choisir notre propre voie et de la suivre, est désormais constitutif du code génétique de notre peuple ». Invité le 12 septembre 2023 au forum économique de Vladivostok, Vladimir Poutine se veut nuancé à l’égard des hommes d’affaires et des artistes qui ont quitté la Russie depuis le début de l’invasion de l’Ukraine – il s’abstient de mentionner toutes les menaces et condamnations dont ils sont victimes – et laisse clairement entendre que leur décision est en partie au moins le résultat de considérations matérielles (patrimoine et intérêts en Occident). Interrogé plus précisément sur le cas de son ancien conseiller, Anatoli Tchoubaïs, désormais en Israël, il déclare ne plus le reconnaître (« on m’a montré une photo, ce n’est plus Anatoli Borissovitch Tchoubaïs, c’est Moshe Izrailevitch [...]. Je ne comprends pas pourquoi il s’est enfui »). Sa réaction est mitigée à l’égard des intellectuels qui ont quitté la Russie : s’ils sont talentueux, leur départ peut être « une perte » pour le pays, mais, somme toute, il est préférable qu’ils servent des intérêts étrangers plutôt que de « tourmenter l’esprit de millions de nos concitoyens » et de promouvoir des « valeurs non traditionnelles ». Devant le forum Valdaï, en octobre, Vladimir Poutine se montre plus direct, en soulignant « une chose très importante », à savoir que « personne, naturellement, ne doit trahir sa civilisation, car cela ouvre la voie au chaos généralisé, je dirais que c’est contre-nature et répugnant », aussi « la défense de son choix civilisationnel est-elle une énorme responsabilité ».

Contre l’Occident

Pour justifier le pivot de la Russie vers l’Asie, Vladimir Poutine met en avant la figure médiévale d’Alexandre Nevski, allié à la Horde au XIII siècle pour combattre l’Occident, incarné par les chevaliers teutoniques. Certes, explique-t-il le 3 novembre, les Mongols étaient « cruels, mais ils ne mettaient pas en cause l’essentiel, notre langue, nos traditions, notre culture, ce que recherchaient les conquérants occidentaux ». Si ces éléments disparaissent, alors « le peuple commence à disparaître comme ethnos, il se dissout comme la neige au printemps », affirme le président russe. Le narratif civilisationnel qu’il développe a pour objectif de justifier une confrontation de longue durée avec l’Occident, ainsi que les revers subis en Ukraine, puisque la Russie y affronte « l’Occident collectif ». Devant le club Valdaï, Vladimir Poutine décèle dans la culture politique occidentale une influence schmittienne (« eux ou nous ») : selon lui, l’Occident a « toujours besoin d’un ennemi ». Depuis longtemps, affirme-t-il à Vladivostok, celui-ci tente de « catholiciser la Russie », de la placer sous l’autorité du Saint-Siège. Comme il n’y parvient pas, il se met en quête de différents instruments, comme Ronald Reagan, qui faisait de la Russie « l’empire du mal », stratégie qui en réalité, d’après le président russe, remonte « au Moyen-Âge ». Quand la Russie se renforce pour devenir un « véritable concurrent géopolitique», alors se met en place une politique de « containment ». C’est la même approche que déploie aujourd’hui l’Occident à l’égard de la Chine, estime-t-il.

Qu’il s’agisse de l’Ukraine, du sud du Caucase ou du Proche-Orient, l’Occident est le fauteur de crises qui dresse les musulmans contre les juifs, les chiites contre les sunnites, les orthodoxes contre les catholiques, affirme le président russe le 25 octobre lors d’une réunion avec les représentants des différentes confessions. Son objectif, d’après lui, est « d’augmenter l’instabilité dans le monde, de diviser les cultures, les peuples, les religions mondiales, de provoquer un conflit de civilisations, selon le principe connu du ‘diviser pour régner’ ». Cette diatribe visant « les élites dirigeantes des États-Unis et leurs satellites » est réitérée quelques jours plus tard, lors d’une réunion du conseil de sécurité russe, au lendemain des pogroms au Daghestan, où l’aéroport et un hôtel sont investis par des individus à la recherche de juifs. D’après Vladimir Poutine, certains des instigateurs de ces traques se trouvent en Ukraine, téléguidés par les services secrets occidentaux. Étonnamment, le président russe fait des Tats, un peuple caucasien de confession chiite, et non de la communauté juive, les victimes de ces exactions. 

Le président russe surprend également quand il affirme devant le forum Valdaï que « la crise ukrainienne n’est pas un conflit territorial » et que l’enjeu n’est pas « l’établissement d’un nouvel équilibre géopolitique régional », alors même que la Russie a annexé, outre la Crimée, quatre régions ukrainiennes et que la prétendue menace créée par un élargissement de l’OTAN, figurait en bonne place dans l’argumentaire pour justifier l’invasion de l’Ukraine. Selon Vladimir Poutine, le véritable enjeu, « beaucoup plus vaste et fondamental », de ce conflit, ce sont les principes du nouvel ordre mondial. Lors de la réunion du conseil de sécurité russe, le 30 octobre, Vladimir Poutine inscrit l’invasion de l’Ukraine dans le combat en faveur d’un nouvel ordre international : « Aujourd’hui, la Russie ne se contente pas de contribuer à la formation d’un nouveau monde multipolaire plus juste avec des possibilités et des droits égaux pour toutes les civilisations et tous les pays. Nous ne sommes pas seulement l’un des leaders de ce processus historique objectif, je dirai aussi, et chacun le sait, que nous luttons sur le champ de bataille pour notre avenir, pour les principes d’un ordre international plus juste, pour la liberté des pays et des peuples de Russie ».

Ce discours suscite un écho limité dans les pays émergents qui, certes, ne rejoignent pas la coalition mise en place par les Occidentaux en appui à l’Ukraine, mais, à l’instar de la Chine, se gardent d’apporter un soutien franc à Moscou. Néanmoins, Vladimir Poutine s’en prend violemment aux États-Unis, accusés de vouloir perpétuer leur « « dictature globale » en organisant « le chaos » et en « déstabilisant leurs adversaires géopolitiques », Russie incluse, et en empêchant l’émergence de nouveaux pays « souverains et indépendants », qui n’acceptent pas d’être réduits au rôle de « laquais ». Dans beaucoup de pays, relève Vladimir Poutine devant le forum Valdaï, « les élites dirigeantes contraignent les sociétés à adopter des normes et des lois que les citoyens, du moins un grand nombre d’entre eux, et dans certains pays une majorité, n’acceptent pas ». Mais, affirme-t-il, leurs dirigeants les y contraignent, en inventant constamment des « coupables extérieurs » de leurs problèmes internes et des « menaces imaginaires », accusations qui pourraient toutefois aisément être retournées contre le Kremlin. Malgré cette charge, le président russe se déclare convaincu que « l’humanité se dirige non pas vers la fragmentation et la confrontation de blocs », mais vers une « synergie d’États-civilisations, de grands espaces ». « Une paix durable ne pourra être établie que lorsque chacun se sentira en sécurité » et quand « personne ne pourra contraindre d’autres à se comporter le souhaite l’hegemon, y compris quand cela contredit la souveraineté, les véritables intérêts, les traditions et le caractère des peuples et des États », résume Vladimir Poutine.

[i] Session plénière du huitième forum économique oriental, Vladivostok, 12 septembre 2023 ; Session du club de discussion Valdaï, 5 octobre 2023 ; Rencontre avec les représentants des confessions, 25 octobre 2023 ; Réunion avec les membres du conseil de sécurité, du gouvernement et les responsables des structures de force, 30 octobre 2023 ; Rencontre avec les membres de la Chambre civique, 3 novembre 2023. Les verbatim de ces interventions sont disponiblse en traduction anglaise sur le site http://en.kremlin.ru

[ii] Voir « Kristian Feigelson et Valéry Laigre, « Agent étranger»: le retour discret du totalitarisme », Telos, 22 novembre 2023.