News of the World : plongeon dans un caniveau edit

10 juillet 2011

Avis de tempête sur les îles britanniques. News of the World, le tabloïd chéri des Anglais pour le weekend, cesse de paraître après 168 années de bons et loyaux services envers l’information trash. Son arrêt de mort semble avoir été signé en trois minutes chrono. Son enterrement s’est scellé par un dernier tirage exceptionnel de 5 millions de copies, soit 3,3 millions de £ de recettes, aussitôt attribuées à des organismes de bienfaisance, précise aimablement le Times, quotidien appartenant lui aussi à New Corps. Un électrochoc de l’autre côté de la Manche, où les déboires de Rupert Murdoch sont âprement commentés. Mais un électrochoc également pour les observateurs étrangers, conviés à cette occasion à une expédition spéléologique dans les ténèbres des tabloïds.

L’investigation à la News of the World est digne d’un polar : écoutes téléphoniques avec l’aide de détectives privés, piratages de messageries téléphoniques et suppressions de messages (dans le cas d’affaires criminelles comme celle de Milly Dowler, adolescente assassinée ; ou dans des cas de soldats morts en Irak ou en Afghanistan), témoignages achetés, corruption active de la police, et toutes les méthodes, plus ou moins délictueuses, des paparazzis. Les journalistes ne lésinent sur aucun moyen pour s’introduire dans l’intimité des individus ou intervenir dans des enquêtes policières, quitte à les manipuler. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour dénoncer ces turpitudes ? Deux types d’explication se confortent. D’une part, la proximité des politiques britanniques avec le groupe Murdoch, qu’ils soient de gauche ou de droite, de Tony Blair à David Cameron. Comme si les leaders britanniques avaient évalué que soigner des liens avec New Corps était moins risqué politiquement que de l’affronter. D’ailleurs, Andy Coulson, ancien directeur de rédaction de News of the World, et mis en cause dans les enquêtes, s’occupait de la communication de David Cameron avant de démissionner en janvier 2011 – un peu comme si le rédacteur en chef de Closer était devenu le conseiller en communication de François Fillon. De même Rebekah Brooks, la directrice générale de News International (la société qui chapeaute les titres Murdoch), est une amie personnelle du Premier ministre.

D’autre part, le cynisme du tabloïd, capable de faire courir des rumeurs sur tout et n’importe quoi et habile à clouer au pilori un individu par des dénonciations verbales ou des photo-montages, exercerait une véritable intimidation sur les parlementaires britanniques –pour avoir osé critiquer , en la désignant comme pornographique, la page 3 du journal, celle des images sexy, la parlementaire Clare Short s’est retrouvée à demi déshabillée dans une photo truquée accompagnée du titre : « grosse et jalouse » (voir le Herald Tribune du 11 juillet). De fait, les politiques britanniques, entretiennent des relations ambigües avec ces journaux populaires comme News of the World, le Sun, le Daily Mail, le Daily Star, le Daily Mirror, etc. – plusieurs font partie du groupe Murdoch –, le respect de la sacro-sainte loi envers la liberté d’expression se combinant avec la crainte de faire les frais d’un harcèlement médiatique.

Aujourd’hui ces mêmes parlementaires sonnent la charge contre News of the World en s’appuyant sur les atteintes à la loi, à la suite des révélations de Scotland Yard’s sur les écoutes du téléphone de Milly Dowler, et alors que de nombreuses accusations du même genre ont eu lieu entre 2002 et 2006 ayant entrainé l’inculpation de responsables du tabloïd à l’époque (deux d’entre eux ont fait de la prison). Cette offensive sur le plan des mœurs et de l’éthique journalistiques pourrait rebondir aussi dans le champ économique, alors que le groupe Murdoch tente d’acheter la totalité du bouquet de télévisions BSkyB, dont il détient aujourd’hui 39% – un achat qui pourrait être assimilé à un « abus de position dominante » sur le marché des médias. Le leader du parti travailliste, Ed Milliband, plaide cet argument pour contrer cette mainmise sur le réseau BSkyB et semble avoir rallié les libéraux à cette position. David Cameron, déstabilisé par la montée en nuisance politique des agissements Murdoch, vient de saisir l’OFCOM, le régulateur des médias audiovisuels anglais, à ce sujet. Ainsi, certains commentateurs font une lecture stratégique de la blitz décision de fermeture de News of the World – le titre devient « toxique » a déclaré tout de go Rebekah Brooks en annonçant la funeste nouvelle aux salariés. Rupert Murdoch affecterait de reconnaître les torts du tabloïd, pour ne pas dresser un obstacle supplémentaire à l’achat de BSkyB, source de revenus considérables.

Par-delà les péripéties de ce Watergate à l’anglaise, l’emprise de ces journaux de caniveau sur la société britannique ne cesse d’interroger. Le poids des tabloïds est impressionnant : en vitesse de croisière, News of the World était lu par 7,5 millions de lecteurs, tout de même –à titre de comparaison, le lectorat de L’Equipe, premier quotidien français, tourne autour de 2,5 millions. En France, on incline à regarder cette presse à scandales comme un tribut à l’excentricité britannique, une originalité des classes populaires anglaises qui se délectent du déboulonnage des élites de tous bords (la Royal Family, les parlementaires, la haute administration, les stars du foot et de la télé) par des histoires plus ou moins avérées de corruption et d’alcôve. Dans son enquête sur « La culture du pauvre » (1957), le sociologue Richard Hoggart minimise l’impact de cette presse sur la formation des opinions, en raison du regard « oblique » que lui porte l’homme de la rue : « Tout ce volume de pages imprimées donne du monde une vue kaléidoscopique, schématique, scandaleuse et irréelle. Mais, en fait, la vie familiale continue, à peine troublée, dans son rythme et ses valeurs par la pluie incessante de ces confettis littéraires ». Les incidences de cet opium du peuple méritent tout de même d’être réévaluées à une époque plus débridée que les années 50.

Certes, cette information poubelle peut être tenue pour l’effet collatéral d’une conception intégriste de la liberté de la presse – les historiens montrent qu’une tradition de journalistes « scribouillards », à la solde d’hommes politiques qui les paient pour salir leurs adversaires, a prospéré en Grande-Bretagne depuis le XVIe siècle (Robert Darnton, Le Diable dans un bénitier, Gallimard, 2010). Certes, ce pays n’est pas contaminé par la vague de l’extrême-droite qui se répand ailleurs en Europe, et ses institutions politiques fonctionnent plutôt bien. Certes, les journalistes des quotidiens anglais de référence (The Independant, The Gardian) ou de la BBC, par leur indépendance d’esprit, par leur acharnement à mener de profondes investigations, donnent souvent des leçons aux journaux français. C’est d’ailleurs le Guardian qui a révélé en 2009 que News of the World avait dédommagé discrètement des victimes de ses propres écoutes téléphoniques, étouffant alors le scandale. Néanmoins, cette presse de caniveau place les hommes et les femmes politiques, et bien d’autres personnes connues ou pas, sous une dépendance extrême à l’égard des groupes privés de communication et ces derniers détiennent de véritables grenades dégoupillées. Parallèlement, la Grande-Bretagne vient de se doter d’un dispositif anti-corruption particulièrement sévère : le Bribery Act, entré en application le 1er juillet. Pourtant, non rétroactive, cette loi ne s’applique pas aux éléments à charge contre News of the World, mais elle témoigne d’un « climat » intellectuel. La façon dont se solderont les affaires de la famille Murdoch, qui possède bien d’autres tabloïds en Grande-Bretagne, pose au système politique britannique un véritable défi sur la vitalité de ses institutions et sur l’esprit qui les anime.