Brexit: accord de façade pour commencer les négociations edit

14 décembre 2017

En s’alignant sur les positions de la Commission européenne dans l’accord de séparation annoncé le 8 décembre, Theresa May s’est inclinée devant la réalité des traités. Que de temps perdu jusque-là en raison des illusions créées par une campagne du Brexit menée à coup de chiffres mensongers !

Enfin, les négociations sérieuses sur l’avenir des relations entre l’Union et le Royaume-Uni (RU) vont pouvoir commencer. Leur complexité s’annonce telle que les deux parties se sont déjà accordées sur une prolongation jusqu’à fin 2020, période durant laquelle la sortie du RU (mai 2019) resterait purement formelle. Preuve si l’en est qu’il ne reste strictement rien des prétentions de Leavers comme Boris Johnson ou Nigel Farage, ce qui explique la rage de ce dernier et rend sujette à caution l’acceptation de l’accord par le précédent.

Deux points solides et un accord de façade sur l’Irlande

L’accord de séparation comporte trois chapitres, dont l’un empiète sur la phase suivante.

Tout d’abord, les droits des quelques trois millions de citoyens de l’Union résidant et/ou travaillant au RU avant la date de sortie seront respectés par l’administration et par les tribunaux britanniques, avec recours possible auprès de la Cour européenne de justice (CEJ) jusqu’à huit ans après le départ du RU. Le bénéfice de l’accord demandera néanmoins un enregistrement administratif dont le document dit qu’il sera simplifié et gratuit…

Ensuite, le Royaume-Uni honorera ses engagements budgétaires, tels qu’énumérés dans le cadre budgétaire pluriannuel 2014-2020, et même au-delà, pour les programmes encore en cours – les fameux RAL, pour « reste à liquider » –, ce que la Commission avait toujours présenté comme non-négociable. Les diverses estimations disponibles convergent autour d’un coût net de l’ordre de 50 Mds euros pour le RU, étalé sur une longue période.

Enfin, les deux parties se sont accordées à respecter l’accord de Belfast (10 avril 1998) qui mit fin aux affrontements confessionnels en Ulster, pour résoudre l’épineux problème de la frontière entre la République d’Irlande et le Royaume Uni. Ce dernier s’engage à respecter strictement (full alignment) les règles du Marché unique et de l’Union douanière qui sous-tendent l’accord de Belfast, même en cas d’échec des futures négociations. Mais en même temps, le RU rappelle son engagement à préserver l’intégrité de son propre marché intérieur, celui-ci incluant par définition l’Irlande du Nord. Tout ceci est donc parfaitement contradictoire et, comme il faudra bien qu’une frontière entre l’Union et le RU passe quelque part, il apparaît que le texte du 8 décembre n’est qu’un accord de façade laissant la partie britannique face à ses propres contradictions.

Le Royaume-Uni a un faible pouvoir de négociation

La réalité économique sous-jacente à la négociation qui va s’engager dès le début 2018 est que toute entrave aux échanges entrainera une perte de richesse bien plus importante pour le Royaume-Uni que pour l’Union, car les exportations de biens et services du RU vers l’Union génèrent environ sept fois plus de revenu par unité de PIB pour le RU que ce n’est le cas dans l’autre sens. Le pouvoir de négociation du RU sera donc faible.

Le but officiellement recherché par le RU est de sortir du Marché unique et de l’Union douanière, de façon à recouvrer sa liberté en matière de commerce, de normes et de règlementation, puis de négocier un accord de libre-échange avec l’Union.

Coté Union, on martèle qu’il ne peut y avoir d’accès intégral au Marché unique pour les biens et les services, que si les deux autres libertés de circulation (les capitaux et les hommes) sont respectées – ce qui exclut d’avance cette option, puisque c’est sur le contrôle de l’immigration que s’est joué le referendum. Il faudra donc négocier bien par bien, service par service, réglementation par réglementation, tout en respectant les contraintes de l’OMC…

Comme il a fallu 8 ans pour négocier l’accord de libre-échange avec le Canada (CETA), la possibilité d’un accord avant fin 2020 paraît bien illusoire. Le risque d’un hard Brexit, bien plus dommageable pour le RU que pour l’Union, jouera à nouveau en faveur de cette dernière, et poussera le RU à négocier une prolongation de l’accord de transition esquissé le 8 décembre. Il est donc probable que, même après 2020, le RU continue à accepter les règles essentielles de l’Union, à l’exception, probablement, de la libre circulation des personnes.

Peu de difficultés pour les biens, mais pour les services ce sera rude

La négociation sur les échanges de biens manufacturés ne devrait pas soulever de grosses difficultés, d’autant que l’Allemagne, puissance économique dominante de l’UE, est très attachée au libre échange des biens, où s’exprime son avantage comparatif. En revanche, on sait par expérience que l’agriculture est toujours un sujet délicat dans les négociations internationales. Mais, comme agriculteurs et éleveurs des deux côtés de la Manche ont appris à coexister sans être protégés les uns des autres, on devrait pouvoir parvenir à un accord.

En revanche, pour les services financiers, intermédiation financière, accès aux marchés de capitaux et aux marchés dérivés, confection et distribution de produits d’épargne ou encore assurance, la négociation sera plus rude. La France, mais aussi l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Irlande ont en tête un scenario de dépeçage de la City et de partage des dépouilles. Si la logique de ce jeu non-coopératif était suivie, tout le monde y perdrait.

Plus de passeport financier, mais quoi à la place ?

La question est cruciale pour le RU. Le secteur financier (s’il ne génère que 7,5% du PIB britannique) compte pour 13% des exportations de biens et services, et obtient un quart de ses revenus en Europe continentale. Mais elle est aussi cruciale pour l’Europe continentale dont la capitale financière est, nolens volens, Londres. C’est bien à Londres que les entreprises européennes trouvent leur financement, grâce aux marchés secondaires des titres de dette en particulier ; peuvent se couvrir contre les risques, de crédit comme de change grâce aux marchés dérivés ; et, pour les plus grandes d’entre elles, sont en contact constant avec les investisseurs du monde entier.

Le passeport, qui donne à l’industrie financière britannique accès au Marché unique, ne survivra pas à la séparation, même s’il est prolongé durant la période de transition. Une solution coopérative serait que les deux parties acceptent la règle de réciprocité en matière de services financiers, sous la supervision de la BCE dans l’Union (et pas seulement dans la zone euro) et de la Banque d’Angleterre outre-Manche. En ce qui concerne les opérations de trading et de couverture en euro, la Banque d’Angleterre devrait accepter le droit de supervision de la BCE, en échange du maintien de l’intégrité des marchés gérés à Londres, solution à laquelle la BCE semble ouverte, puisque ses représentants ont expliqué que la question n’était pas d’ordre géographique, mais de responsabilité de supervision.

Difficile à ce stade d’anticiper ce que sera l’accord sur les services financiers. La logique du partage des dépouilles conduirait à un mauvais accord, qui renchérirait le coût du capital pour les entreprises de l’Union et les laisserait moins bien couvertes contre les risques. Une négociation menée au pas de course encouragerait cette logique. À l’inverse, un accord établi au cours d’une longue période de transition laisserait ses chances à la logique inverse, celle de la minimisation des pertes jointes. Grâce à l’accord du 8 décembre, rien d’irréversible, comme la relocalisation des grandes banques d’investissement, ne se produira dans l’immédiat. On a gagné du temps pour aller vers une solution raisonnable, qui n’est pas garantie pour autant. En effet, les risques politiques sont loin d’avoir disparu. L’histoire même du referendum le montre.

Les Leavers peuvent-ils encore faire dérailler la négociation ?

Après avoir promis un referendum sur le Brexit pour désarmer UKIP et les eurosceptiques de son parti et préserver ses chances aux élections de 2015. Après avoir prétendu, une fois réélu, qu’il pourrait négocier de meilleures conditions pour les Britanniques, tout en débarrassant l’UE des obstacles réglementaires qui bridaient sa compétitivité. Après avoir découvert en cours de route que les régulations communautaires n’étaient pas le problème mais que le phénomène migratoire pouvait l’être, David Cameron avait fini par soumettre au referendum la question du Brexit, faute d’accord de son propre parti sur le compromis signé.

C’est avec la même légèreté, la même désinvolture que la campagne du referendum allait être menée. Pour préserver l’unité des Conservateurs, Cameron laissera la dissidence ouverte s’organiser dans son camp, laissera les pires affabulations nourries par son propre camp occuper le débat public. Face au bloc organisé des Leavers et à ses politiciens en vue, tel Boris Johnson, à la presse eurosceptique et aux think-tanks actifs, Cameron n’opposera qu’une présence évanescente et des arguments inaudibles.

Madame May, qui lui succèdera après le referendum perdu poursuivra dans la même ligne, pour plaire aux Leavers du Parti. Le Brexit aura lieu, affirmera-t-elle et il sera dur, mais les lignes rouges sur les migrants, ou sur la CJE … ne seront pas franchies ! Lorsqu’elle voudra gagner de l’oxygène dans la négociation et asseoir son autorité sur son parti en retournant devant les électeurs elle produira un triple effet négatif : perdre sa majorité, s’en remettre aux unionistes pour gouverner et ouvrir la voie à Jeremy Corbyn en cas de rupture entre Leavers et Remainers de son propre parti.

La première phase de négociation Davis-Barnier livrera le spectacle lamentable d’une administration britannique, sous-équipée et déboussolée, en quête d’instructions de la part d’un Cabinet en conclave permanent pour fixer la feuille de route sous la surveillance de backbenchers prêts à la surenchère, et d’une presse déchainée à la moindre atteinte à l’exceptionnalisme britannique. Avec l’Accord du 8 Décembre, Mrs May aura, on l’a vu, cédé sur tout. Referendum inutile et contraire au génie britannique, absence d’un agenda réel de négociation, mépris des évaluations positives de la participation britannique à l’UE, impréparation aux négociations avec Bruxelles, débat public pollué par les ‘fake news’, obsession partidaire et, à l’arrivée, un accord pour ne rien changer et ne rien décider à court terme.

S’il était périlleux de prévoir quelqu’issue que ce soit, au terme du premier cycle de négociations trois résultats paraissent acquis :

1) le Royaume Uni n’est pas prêt à céder aux mirages du Global Britain, son ancrage européen lui est trop précieux ;

2) le Royaume Uni n’est pas prêt à mettre en péril la paix civile en Irlande en imposant une frontière physique entre le Nord et le Sud. Ces deux premières conclusions devraient conduire à écarter l’hypothèse d’un Brexit radical et, pourtant, on ne peut l’écarter ;

3) mais d’ici la conclusion de l’accord final, bien des rebondissements politiques sont envisageables (défections au sein du Parti conservateur, élections anticipées) qui pourraient remettre en cause le compromis May-Juncker et provoquer une séparation plus radicale que souhaitée.