L’Asie centrale et les révolutions arabes edit

5 mai 2011

Vite comparés aux révolutions est-européennes de 1989, les événements du monde arabe ont suscité l’espoir d’une contagion démocratique aux autres régions du monde. Les républiques post-soviétiques d’Asie centrale – Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan – viennent immédiatement à l’esprit. Qu’en est-il véritablement ?

Les pays centre-asiatiques ont un certain nombre de traits en commun avec ceux du « printemps arabe » : répression politique, manque de liberté d’expression, perte de confiance dans les institutions, dirigeants âgés, au pouvoir depuis des décennies, absence d’élections démocratiques. Sur le plan économique, les parallèles sont aussi visibles : dépendance aux revenus des hydrocarbures (Kazakhstan et Turkménistan d’un côté, Libye et Bahreïn de l’autre ), appropriation des richesses nationales par une infime partie de la population, taux de chômage très élevé, etc. Par ailleurs, la hausse endémique des prix des produits de première nécessité est un fait commun aux deux régions.

Ces éléments ont amené certains observateurs à prédire des « scénarios arabes » pour les pays d’Asie centrale, et à confirmer ces prédictions suite à l’extension des protestations populaires dans les pays du Caucase du Sud. De fait, l’Arménie a connu en mars un rassemblent relativement fort et tenace des milliers d’opposants au régime de Serzh Sargsyan. À cette occasion, les manifestants portaient les portraits du président arménien à côté de ceux de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi afin montrer clairement leur source d’inspiration. En Azerbaïdjan, des centaines de manifestants ont revendiqué des élections honnêtes et justes tout en scandant que l’Égypte était plus proche que ce qu’on pouvait imaginer. Les manifestations d’Erevan et de Bakou ont rencontré une réaction différente de la part des autorités : tandis que le président arménien a admis le besoin d’initier un dialogue ouvert avec l’opposition, le régime d’Ilham Aliyev a opté pour des moyens plus répressifs pour tenter d’éviter le sort de Ben Ali et Moubarak.

Mais à ces deux exceptions près, jusqu’à présent les rues centre-asiatiques n’ont pas été occupées par des manifestants. Est-ce dû à un épuisement de l’effet domino des révolutions arabes, ou à une apathie politique des peuples d’Asie centrale ? Ou bien les dirigeants de cette région ont-ils appris leurs leçons à titre préventif ?

Le cas du Kazakhstan, pays le plus riche de la région, est particulièrement intéressant. En novembre dernier le Parlement s’est prononcé en faveur de la tenue d’un référendum permettant de prolonger sans élections et jusqu’en 2020 le mandat du président Noursoultan Nazarbaïev, au pouvoir depuis l’époque soviétique. Étant donné la grande popularité du président kazakh dans son pays, les initiateurs du référendum auraient pu le mener à bien sans difficulté. Pourtant, en janvier 2011, soit quelques jours après le départ de Ben Ali et en plein milieu des manifestations en Égypte, Nazarbaïev lui-même a indiqué qu’il excluait l’organisation d’un tel référendum. Bien au contraire, il a annoncé l’organisation pour le 3 avril 2011 des élections présidentielles anticipées… qu’il a remportées par une victoire écrasante avec 95,5% de voix. L’OSCE ainsi que d’autres observateurs externes ont néanmoins mis en doute la légitimité démocratique de ce plébiscite. Quoi qu’il en soit, avec ces élections anticipées, le président kazakh n’a-t-il pas voulu contrer les éventuelles protestations pour ne pas faire face à un séisme déstabilisant dangereusement son pouvoir ?

Certes, le président jouit d’une popularité énorme depuis que la vente des ressources énergétiques du pays a augmenté visiblement le niveau de la vie de ses habitants. Néanmoins, on trouve dans le pays des signes de mécontentement et de tensions politiques, exprimés par exemple par la distribution récente à Almaty de tracts clandestins portant l’inscription « La Tunisie, l’Égypte, quel est le prochain pays ? » Ce n’est donc pas un hasard que le « Leader de la Nation » (un titre que Noursoultan s’est attribué à vie et qui lui assure une large immunité) prenne des mesures pour relégitimer son pouvoir justement à un moment où le monde arabe voit tomber des dirigeants considérés comme omnipuissants.

Malgré ce contexte, le terme « révolution » apparaît aussi au Kazakhstan. Mais ce ne sont pas les rues qui le proclament, c’est le pouvoir lui-même. Selon les sources kazakhes et russes, le gouvernement du Kazakhstan songe à la mise en place d’un système de bipartisme comme il en existe « dans d’autres démocraties avancées ». Le conseiller politique de Nazarbaïev chargé des Affaires politiques, Yermukhamet Yertisbaïev, a déclaré le 5 avril qu’à travers ce projet, le Kazakhstan entreprend une « révolution par le haut ». C’est une formule quelque peu étonnante, puisque le terme « révolution » est négativement connoté dans l’espace post-soviétique. Par ailleurs, un Parlement à deux partis semble être un projet très ambitieux dans un pays qui a été dominé pendant presque tout un siècle par le Parti communiste et, après l’indépendance, par le parti présidentiel « Nour Otan » (« Lumière de la patrie »). En cinq ans, le gouvernement kazakh envisage d’installer un parti d’opposition qui défendrait les intérêts des entrepreneurs, tandis que Nour Otan restera le parti centriste de l’élite politique. Mais l’intention de créer un parti nouveau pourrait bien être une promesse vide de changement, ce nouveau parti ne pouvant pas entrer en concurrence avec le parti présidentiel.

Pendant que le Kazakhstan se prépare à une fausse révolution par le haut, quelle est la situation dans les autres pays d’Asie centrale ? Tout d’abord, il est à noter que l’écho des médias face aux soulèvements arabes a été plutôt hostile dans tous les pays d’Asie centrale, si tenté qu’il y en ait eu un. Il a été fait mention notamment de « désordres », de « dégâts » et des « pillages » en Egypte et en Tunisie, et la plupart des informations diffusées ont été filtrées et contrôlées. Alors que les événements dans le monde arabe se sont produits quasiment à l’insu des peuples du Turkménistan et de l’Ouzbékistan, pays les plus répressifs de l’Asie centrale, les Kirghizes quant à eux n’ont pas fait preuve d’enthousiasme malgré les informations qui leur parvenaient. Dans ce pays secoué par les crises suscitées par deux « révolutions » dans l’espace de cinq ans (2005 et 2010), c’est la fatigue des soulèvements politiques et la soif de stabilité qui s’imposent.

Ainsi, même s’il existe dans tous les pays centre-asiatiques un risque que le chômage et le manque de perspectives pousse la jeunesse dans les rues, la contagion arabe n’a pas eu lieu, pour l’instant, dans cette région stratégiquement importante. Si les parallèles politiques ou économiques sont indéniables, les autorités ont été promptes à mettre en place des contre-mesures.

Emblématique à cet égard est le cas du Tadjikistan, pays le plus pauvre de l’espace post-soviétique : dans certaines régions les trois-quarts des ménages se sont endettés l’année dernière pour obtenir de la nourriture. Le pays a connu une flambée du prix du blé, qui a augmenté de 80%. Les coupures importantes d’électricité et de gaz, la contraction du marché de l’emploi liée à la crise économique de 2008 et la forte baisse des salaires ont contribué à rendre la situation encore plus volatile. Même si les Tadjiks gardent à l’esprit des souvenirs traumatisants liés aux combats violents avec l’opposition islamiste pendant la guerre civile de 1992-1997, leur frustration pourrait les amener dans les rues. De fait, plusieurs centaines d’habitants de la région de Sogdyi et de Rudakyi ont déjà manifesté leur mécontentement avec le régime d’Emomalii Rahmon, au pouvoir depuis 17 ans. Dans ce contexte, les autorités ont pris très rapidement des mesures pour arrêter la hausse vertigineuse des prix des denrées alimentaires de base – un des facteurs déclenchant les protestations en Tunisie et en Egypte.

Si les rues restent relativement calmes pour le moment, les réactions des autorités, d’Astana à Doushanbé, attestent qu’elles sont en état d’alerte. Les dirigeants centre-asiatiques ont tiré quelques leçons des événements tunisiens ou égyptiens. Mais au lieu de prendre des mesures efficaces ils semblent ne vouloir que reporter la mise en place de solutions durables aux problèmes incontournables. Au-delà de la succession non réglée des présidents, il existe un véritable nœud de tensions à dimensions multiples à travers toute l’Asie centrale. La région reste ainsi une poudrière hautement volatile, qui risque d’exploser. Avec ou sans l’étincelle arabe.