Le moment Ciudadanos edit

11 mai 2018

Si la politique espagnole ressemblait à la roulette du casino, nul ne doute que le croupier serait en train de crier « Rien ne va plus ». La succession des événements politiques sur fond d’interrogations profondes sur l’avenir du pays est en train de modifier en profondeur les pronostics et les stratégies des acteurs. La crise catalane continue de miner souterrainement les institutions démocratiques espagnoles tandis que le Parti Populaire au pouvoir semble entrer dans une spirale autodestructrice.

 

Une Catalogne « weimarisée » ?

Depuis les élections du 21 décembre 2017, un nouveau parlement catalan se montre incapable de faire émerger un gouvernement nationaliste, alors même que les partis indépendantistes disposent de la majorité absolue. Paralysés par la rivalité qui habite les rapports entre Junts Per Catalunya (JpCat) de Carles Puigdemont et Esquerra Republicana de Catalanuya (ERC) d’Oriol Junqueras, les indépendantistes sont en train de « weimariser » les institutions catalanes. J’entends par ce néologisme décrire une situation dans laquelle un parlement existe mais ne compte plus et surtout une instrumentalisation des institutions mises au service d’une majorité (minoritaire en voix) et non plus au service du bien commun, le tout dans une manipulation permanente du règlement du Parlement au gré des intérêts de Carles Puigdemont. Cet interminable épisode catalan (on parle de plans D et E pour évoquer des scénarii d’investiture d’un président de la Généralité qui ne soit ni en fuite, ni en prison… ; des noms sont testés auprès de l’opinion mais Carles Puigdemont bloque toute solution qui aurait pour effet de le transformer cadavre politique) dévoile la manière dont les indépendantistes conçoivent les institutions et la politique. Celle-ci n’est que coups de force, dépassement de la légalité en espérant que le fait accompli devienne jurisprudence. Quant aux institutions, elles sont des instruments qu’il faut dénaturer pour conduire à la terre promise. Et si l’on ajoute que la politique catalane n’est plus qu’une opposition brutale entre amis et ennemis, retrouvant par-là la définition que Carl Schmitt donne de la politique, on peut justifier cette hypothèse de weimarisation de la vie politique catalane. Bien entendu, Carles Puigdemont n’est pas Hitler, ni Oriol Junqueras Gregor Strasser… On m’accordera cependant que l’hyper-nationalisme peut conduire à des compagnonnages inconscients mais réels.

La crise catalane a percuté de plein fouet tous les partis politiques et plus encore l’ensemble de la société espagnole, partagée entre une catalanophobie largement superficielle mais réelle et un ras-le-bol devant de la politique devenue tellement politicienne qu’elle en est incompréhensible.

Le PP, victime d’une combustion lente

À ce théâtre catalan, vient de s’ajouter une crise politique d’envergure pour le Parti Populaire. La présidente de la Communauté Autonome de Madrid, Cristina Cifuentes, a dû, mercredi 25 avril, présenter sa démission. Dans la foulée, elle a dû renoncer aussi à la présidence du PP à Madrid. Courant mars, le site internet diario.es, proche de Podemos, dévoile que Cristina Cifuentes a obtenu un Master, validé par l’Université Rey Juan Carlos. Le problème est que ce master est, semble-t-il, une faveur. Personne ne se souvient avoir vu la responsable politique assister aux heures de cours. Cristina Cifuentes ne retrouve pas son mémoire de Master. Et après avoir brandi devant l’assemblée un compte rendu de soutenance, les trois signataires de ce document nient l’avoir signé. Comme dans toute affaire, la fabrication d’un vrai-faux, non plus patriotique mais politique, devient le scandale lui-même qui en révèle son ampleur. Après avoir nié, puis retourné les accusations vers l’Université elle-même, Cristina Cifuentes est tombée après qu’ait été mis sur le web une vidéo la montrant en train de dérober deux crèmes de beauté dans un supermarché. La vidéo date de 2011. Sa diffusion est le fait de ses adversaires à l’intérieur même du PP de Madrid. Ce fut la chiquenaude finale.

La crise du PP madrilène n’est pas qu’une affaire régionale. Elle porte en elle plusieurs enseignements et sûrement des conséquences majeures. D’abord, Madrid c’est un fief du PP. Depuis 1995, le Parti Populaire tient la communauté et c’est là qu’il a engrangé ses plus beaux résultats électoraux, obtenant plusieurs fois de suite la majorité absolue. Si le PSOE a été vaincu sur le plan national, c’est d’abord à Madrid que le PP l’a fait reculer puis a imposé son hégémonie. Perdre Madrid, c’est le déclin assuré. Certes, la mairie fut perdue par le PP en mars 2015. Mais le Parti restait la première force et la coalition municipale que dirige Manuela Carmena, une alliance Podemos-PSOE-société civile, reste tributaire de ses contradictions internes.

La chute de Cristina Cifuentes remet en pleine lumière les turpitudes du PP de Madrid. Plusieurs enquêtes sur le financement illégal du PP ont conduit à un procès qui se tient en ce moment. Un ancien président de la Communauté, Ignacio González, a été en prison. Plusieurs adjoints de celle qui fut l’emblématique et médiatique présidente entre 2003 et 2012, Esperanza Aguirre, ont été mis en accusation et ont été envoyés en prison préventive. L’ancienne dame de fer du PP madrilène demeure épargnée par la justice mais pas par les soupçons de l’opinion publique. Bref, c’est tout un système de pouvoir et d’exercice du pouvoir qui est mis à nu.

Or, ce scandale de Madrid intervient après celui de la Communauté de Valence. Là aussi, la région ultra dynamique entre 1995 et 2008, a été la vitrine du PP. Là encore, ses responsables sont accusés de pratiques de corruption : depuis les costumes de l’ancien président Francisco Camps jusqu’aux contrats publics douteux… L’ancienne maire de Valence Rita Barbera, emblème populaire et populiste du PP triomphant, a fini par tomber aux municipales en mai 2015 puis a été broyée par les accusations de clientélisme éhonté. Morte d’une crise cardiaque à la veille d’être entendue par les juges, Rita Barbera a emporté avec elle ses secrets.

Troisième scandale majeur : le procès de l’ancien trésorier du PP, Barcenas. Des ordinateurs détruits avant une perquisition, des comptabilités douteuses et des comptes en Suisse : tous les ingrédients du scandale sont réunis.

Le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique.  Le président Mariano Rajoy a voulu jouer sur ce décalage et insistait sur la marche inexorable de la justice. Il s’abritait aussi derrière le fait qu’aucune condamnation définitive ne permettait de porter un jugement sur les faits dénoncés. Mais cette défense, vieille comme la politique, a sous-estimé l’écœurement de l’opinion publique. Elle a aussi surestimé la peur de la gauche : les électeurs modérés préféreront toujours des élus du PP à des socialistes alliés à Podemos. Cela reste à voir : les sondages pour la mairie de Madrid restent favorables à l’alliance de gauche.

La presse espagnole développe depuis quelques semaines la thèse de l’épuisement du PP et de la fin du cycle Rajoy. Au sein même du parti, quelques voix inquiètes se font entendre. Tout un signal !

Changement et continuité : l’équation Ciudadanos

Depuis la victoire de C’s aux élections catalanes, tous les sondages nationaux indiquent un décollage pour le parti centriste. Plusieurs enquêtes récentes le mettent en première position et les projections en termes de sièges, même si le scrutin proportionnel provincial favorise les provinces plutôt conservatrices et socialistes, donnent crédit à l’hypothèse de C’s comme premier parti de l’hémicycle.

Né comme parti centriste, foncièrement antinationaliste, C’s est en train à la fois de récolter le bénéfice d’une action politique cohérente et déjà inscrite dans la durée de dénonciation des dangers que font courir les partis nationalistes, tout spécialement les catalans et – c’est le fait nouveau – la substitution du vote PP par le vote C’s. Ciudadanos cannibalise le PP. Mieux même, il le « macronise ».

Fort de sa jeunesse – il n’a pas quarante ans –, Albert Rivera invente la « nouvelle politique ». Surfant sur la popularité européenne du président Macron, il veut se présenter comme le Macron espagnol. Le système institutionnel est différent, même si la présidentialisation n’est pas absente des dérives de la pratique du pouvoir. Surtout, les impératifs de communication rendent les mécanismes politiques dans nos démocraties représentatives assez similaires. Il est donc possible de jouer la carte Macron en Espagne.

En proposant une candidature de Manuel Valls à la mairie de Barcelone (le scrutin aura lieu en mai 2019), C’s montre qu’il mord à droite et à gauche et confirme le dépassement de l’ancienne politique par la nouvelle politique… et tant pis si cette expression a, en Espagne, 104 ans puisqu’elle fut inventée par José Ortega y Gasset lors d’une conférence à l’Athénée de Madrid.

La candidature de Manuel Valls présente plusieurs atouts majeurs : elle internationalise le « conflit catalan » mais au profit des constitutionnalistes alors même que les indépendantistes ont complètement échoué sur ce terrain ; elle renforce le caractère centriste de C’s qui peut être « en même temps » de droite et de gauche ; elle offre un surcroît de notoriété à la liste de C’s puisque la presse espagnole et internationale va forcément couvrir la campagne de l’ancien Premier ministre français ; elle donne à C’s une dimension européenne puisque la résurrection politique de Manuel Valls outre Pyrénées est aussi une manière de prendre acte d’une réalité européenne pas si nouvelle que cela ; enfin, d’après les déclarations de Manuel Valls lui-même qui entend conduire une candidature d’union, elle exprime bien la centralité de C’s.

Ce coup d’audace de C’s dit bien l’insolente santé dont le parti dispose en ce moment. Un PP à la dérive, un PSOE paralysé, Podemos empêtré dans ses divisions internes, des nationalistes sur le pied de guerre : les planètes se sont alignées favorablement pour C’s. Un de ses responsables, renversant la formule de Lampedusa dans Le Guépard, dit qu’il faut que tout continue ainsi pendant encore quelques mois pour que bientôt tout change. Mais l’Espagne peut-elle encore attendre le changement ?