Éviter le radicalisme: la méthode marocaine edit

3 mars 2016

En Égypte, dans les années 1990, l’islamisme se présentait sous deux versions : une version légaliste, qui entendait réislamiser la société, et une version radicale, qui entendait renverser le pouvoir afin d’instaurer un ordre nouveau. Cet ordre était une utopie simpliste pour qui la sharia était la solution. Comment cette solution pouvait s’appliquer à la complexité de la vie sociale et permettre de modifier concrètement la situation de tout un chacun afin de l’améliorer, là où elle n’était pas satisfaisante, n’avait pas à être documenté. C’était toute la force de cette promesse d’ordre. Cependant, cette évidence ne pouvait en être une que parce que le reste de la société la soutenait. En d’autres termes la version légaliste de l’islamisme – cette réislamisation qui atteignait toute la société en promouvant une bigoterie bavarde et sûre d’elle-même – nourrissait par ces certitudes, ses références et ses animosités la crédibilité de l’islamisme radical. Dans une société où l’on parlait toujours de sharia avec componction et gourmandise, l’islamisme radical disposait d’une base de crédibilité à partir de laquelle il pouvait développer, sans trop d’effort, sa propre conception de l’ordre islamique. Bref, c’était la société égyptienne elle-même qui était l’incubateur de l’islamisme radical, bien que la plupart de ses membres n’en voulussent pas.

On ne saurait sérieusement découvrir la formule qui transforme une personne précise en islamiste radical. La déviance d’un individu n’est jamais que l’histoire de sa vie ; en revanche, il est des climats qui favorisent ces comportements et augmentent leur probabilité, précisément parce qu’ils offrent toutes les ressources symboliques soutenant cette évolution.  C’est ainsi que, lorsqu’on passe de l’Égypte des années 1990 au Maroc des mêmes années, et jusqu’à aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé par la différence du climat social. On parle de religion au Maroc, bien évidemment, et l’on peut en avoir une interprétation traditionnaliste, mais l’on ne parle que modérément de sharia et aucun parti politique ne propose de l’appliquer ni d’en faire « la solution ». C’est notamment vrai du Parti de la justice et du développement (PJD), parti islamo-conservateur modéré, dont le chef conduit l’actuel gouvernement. Cette ligne, du reste, n’est pas nouvelle au PJD. On peut ainsi suivre un débat parlementaire sans avoir l’impression d’assister à une assemblée d’oulémas. Il y a des choses que le PJD ne veut pas changer dans la loi, bien qu’elles ne correspondent plus à la réalité de la vie quotidienne des Marocains – notamment l’incrimination pénale des relations sexuelles hors mariage – mais son projet n’est pas de les alourdir ou d’en augmenter la (faible) effectivité. Enfin, l’égalité des sexes devant l’héritage est devenue un objet de débat. Il est possible de s’appuyer sur la Constitution pour la soutenir ou pour la refuser. Même si l’on peut regretter cette ambivalence, elle prouve au moins que la Constitution procure une alternative à la référence religieuse en même temps qu’elle reconnaît celle-ci. Elle n’en instaure pas le monisme. Elle fournit, au contraire, des arguments aux deux camps.

Dans le traitement de la religion, les politiques publiques marocaines se sont simultanément orientées vers la promotion du pluralisme des références en même temps que vers la préservation d’un ensemble limité de traditions faisant consensus. La promotion d’une culture diversifiée des droits de l’homme, des festivals de musique du monde, de la langue et de la culture berbère – l’amazighe étant langue nationale au même titre que l’arabe – la constitutionnalisation de l’identité plurielle du Maroc, y compris l’héritage hébraïque et africain, témoignent de ce travail de promotion du pluralisme des références. À celui-ci s’ajoute la promotion du « malékisme modéré » ou de « l’islam marocain modéré ». On peut discuter du fait que le malékisme soit une école juridique plus modérée que les autres et l’on pourrait assez facilement documenter le contraire. Toutefois, ce qui est important n’est pas tant l’exactitude islamologique de cette posture que ce qu’elle veut promouvoir dans le temps présent : l’existence d’un islam authentique qui ne soit pas une copie ou une variation aggravée du wahhabisme. L’importance publique accordée à l’islam confrérique, la tenue d’un festival soufi à Fès, la permanence du culte des saints et l’orientation vers l’islam d’Afrique – ainsi qu’en témoigne la création de la Fondation Mohammed VI des Oulémas africains – constituent autant d’éléments de cette promotion.

La logique de cette posture d’ouverture entraîne le ferme maintien d’un ensemble limité de traditions. En effet, pour que l’islam malékite modéré soit homologué comme un islam de référence (et de contre-référence) il faut aussi qu’il soit ferme sur ce qui fait consensuellement l’appartenance à l’islam. C’est ainsi que, malgré l’importante réforme de 2004 du code du statut personnel en faveur des femmes, la polygamie a été maintenue. Pareillement, le respect public scrupuleux du jeûne du mois de Ramadan témoigne de la stricte observance du rite. Jusqu’à présent, le maintien de l’inégalité des sexes devant l’héritage s’inscrit dans la même logique. Il n’est pas impossible que les choses changent sur ce point, mais un changement ne pourrait avoir lieu que sur la base d’un consensus respectant la référence religieuse. Relèvent du même domaine certaines règles concernant les mœurs : on peut boire de l’alcool, mais la vente demeure interdite aux musulmans ; la liberté sexuelle est prohibée. Seule la polygamie et l’inégalité devant l’héritage retranscrivent exactement, dans la loi positive, des dispositions relevant de la sharia. La prohibition de l’alcool comme de la liberté sexuelle s’en inspirent, sans doute, mais ne sont nullement des retranscriptions : les peines encourues pour les relations sexuelles hors mariage ne sont pas coraniques et dépendant, en cas d’adultère, du seul conjoint ; la vente d’alcool est interdite mais pas la consommation. Il découle, de ces interdictions, des poursuites ponctuelles largement médiatisées et débattues : deux adolescents emprisonnés pour un baiser publié sur Facebook, deux jeunes femmes conduites au poste de police parce que leur jupes apparaissaient trop courtes… Ces faits peuvent apparaître odieux, mais ils ne sont pas nombreux et rarement les poursuites vont jusqu’à leur terme. Il est clair que les autorités n’y tiennent pas particulièrement.

Pourquoi, dans ce cas, les lois et les règlements ne sont-ils pas amendés ? Précisément, parce que leur existence et leur mise en œuvre (relativement) rare et aléatoire fait partie, pour l’instant, du dispositif de maintien de l’identité islamique du pays. Comme on le voit, ce dispositif n’est pas étoffé, ce qui augmente sa force symbolique tout en rendant difficile de le restreindre significativement sans faire un saut dans l’inconnu (du moins ses partisans le craignent-ils). L’ensemble permet de donner aux « modernistes » l’espoir sérieux que les choses vont évoluer et aux « conservateurs » le témoignage que certains verrous demeurent quoiqu’il en soit par ailleurs.

Ce que l’ensemble de cette organisation propose, c’est donc un équilibre cantonnant la référence islamique et établissant, à côté d’elle, d’autres références. La contrepartie de ce pluralisme, c’est le maintien circonscrit d’un petit ensemble de contraintes comportementales référées à la religion. Mais le trait frappant du dispositif, ce ne sont pas les contraintes, c’est bel et bien le pluralisme ; les contraintes, elles, peuvent être lues, soit comme une partie du pluralisme lui-même (et ce ne serait pas déraisonnable), soit comme une contrepartie de celui-ci, la condition nécessaire pour l’établir.

Bien sûr, cette véritable politique publique de promotion de la modération est elle aussi dépendante d’un jeu politique où les acteurs ne se saisissent pas de celle-ci en permanence, c’est-à-dire d’un jeu politique régulé par une forme de consensus limitant les surenchères en général et les surenchères sur la religion en particulier. C’est le cas du Maroc. Pour des raisons qu’il serait un peu long d’évoquer ici, le système politique marocain est devenu, depuis la fin des années 1990, et, plus encore, depuis les élections législatives de 2011, qui ont vu l’arrivée au gouvernement du seul grand parti qui n’y était encore jamais entré, un système où la participation au pouvoir de tous les partis d’une certaine taille était assurée. Actuellement aucune coalition gouvernementale n’est, par principe, exclusive d’aucun parti. Il en découle une limitation de fait, dans la durée et dans la forme, des antagonismes et, partant, une convergence en ce qui concerne la conception de ce que la politique peut faire et de ce que les hommes politiques peuvent proposer. Cette convergence est d’autant plus marquée que le monarchie dispose, de fait, du leadership dans la définitions des grands objectifs et, de droit, du leadership dans la désignation de ce qui est islamiquement admissible (étant entendu que ce leadership ne peut s’affranchir des grandes tendances structurant la communauté des croyants). Il en découle que le pluralisme est institutionnellement garanti.

Bien évidemment ce dispositif complexe, rodé par le temps, n’est pas exempt de dysfonctionnements et de critiques. La plus évidente est qu’il implique, malgré tout, une limitation des droits individuels et le maintien d’une discrimination majeure fondée sur le sexe. En même temps, on ne peut que convenir qu’il a, jusqu’à présent, un effet positif sur la limitation des antagonismes et des tensions impliquant au premier chef la référence religieuse. Il en découle un climat local moins favorable que bien d’autres à la « radicalisation » et, surtout, ne favorisant guère son soutiens diffus auprès de la population.