La Cour de Karlsruhe, ennemie de l’intégration européenne? edit

14 avril 2021

Chaque fois que la Cour constitutionnelle fédérale allemande statue sur la validité de mesures prises par l’Europe pour faire face à ses multiples crises, elle reçoit une avalanche de critiques en Europe. Cela s’est déjà passé en mai dernier, lorsque les gardiens de la Constitution allemande ont exprimé des doutes sur la validité du programme massif d’achat de dette de la Banque centrale européenne. On a parlé de « rébellion injuste », d’action qui « obscurcit l’avenir de l’Europe », et même « de coup de semonce de Berlin à l’Europe ». Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’un nouveau procès d’intention très négatif suive l’ordonnance du 26 mars par laquelle les magistrats allemands ont suspendu la ratification des plans de relance européens, le programme dit « Next Generation » pour l’examiner et statuer sur sa validité. Certains ont même traité les juges de Karlsruhe de « pyromanes ».

Il n’est évidemment pas logique que l’avenir de l’Union européenne et, en particulier, de l’union économique et monétaire dépende en dernier recours d’une décision judiciaire, qui serait rendue à Karlsruhe ou au Luxembourg. Mais au lieu de se précipiter pour vitupérer les juges allemands et leur demander d’être ce qu’ils ne sont pas et ne devraient pas être (c’est-à-dire des responsables politiques agissant exclusivement sur des critères d’opportunité politique ou économique), il faut commencer par se demander si leurs décisions et leurs arguments sont juridiquement raisonnables. En d’autres termes, est-il vrai, comme le prétend la Commission Européenne, que les magistrats allemands voient des problèmes là où il n’y en a pas ?

La clé du problème se trouve dans les articles 310 et 311 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne. Le troisième alinéa de l’article 310.1 dit mot pour mot que « le budget [de l’Union européenne] doit être équilibré en termes de recettes et de dépenses ». En outre, le deuxième paragraphe de l’article 311 indique que le financement du budget doit être fourni par des « ressources propres », c’est-à-dire des impôts et des contributions nationales (même si on a ajouté « sans préjudice d’autres ressources »). La question immédiate qui se pose est de savoir si un programme impliquant l’émission de 750 milliards d’euros de dette supranationale à très long terme (38 ans) n’implique pas nécessairement la violation de ces articles, qui semblent laisser peu de place à un financement des dépenses de la dette par l’Union européenne.

Les articles 310.1 et 311 sont cohérents avec les dispositions de l’article 125.1 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En émettant d’énormes montants de dette commune, la solidarité entre les trésors nationaux se crée de fait et de droit, ce qui aurait des conséquences évidentes si un État ne pouvait pas rembourser les sommes qui lui auraient été prêtées. Cela est contraire à l’article 125.1, dans la mesure où celui-ci interdit toute initiative visant à créer des vases communicants entre les budgets nationaux. En fait, les mêmes traités empêchent le renflouement mutuel entre Les Etats et la « mutualisation » d’une dette commune.

On peut objecter, à juste titre, que les articles 310 et 311 sont des reliques historiques, vestiges fossiles d’une époque (1957) où la Communauté économique européenne était une simple organisation intergouvernementale, et non l’union quasi fédérale actuelle. Mais le fait est que les deux règles font toujours partie du droit européen existant.  De même nous pouvons argumenter en paraphrasant un ancien président de la Commission européenne, que l’article 125 est profondément stupide, et reflète une attitude schizophrène à l’égard de l’union monétaire. Mais rappelons une fois de plus, que la stupidité d’une règle ne fait pas partie des critères de sa validité.

Peut-être le principal argument contre les interruptions continuelles de la Cour de Karlsruhe est celui qui pointe, non sans raison, son rôle d’interprète ultime du droit de l’Union européenne qu’elle semble revendiquer, alors que celui-ci revient à la Cour de Justice de l’Union Européenne. C’est là que nous trouvons également la principale faiblesse de l’ensemble du processus d’intégration européen qui permet ce bras de fer constant entre juridictions. Bien que ce soit la Cour du Luxembourg qui devrait avoir le dernier mot sur la portée des traités, ils n’ont jamais cessé d’être des instruments de droit international dont la légitimité réside toujours sur la base constitutionnelle des États membres qui autorisent l’attribution expresse de pouvoirs à l’Union européenne. Par conséquent, des tribunaux tels que la Cour de Karlsruhe peuvent (et doivent) contrôler dans quelle mesure Bruxelles dépasse ou non ses compétences puisque le cadre juridique à l’échelle de l’UE repose sur le transfert de pouvoirs par les Etats, auxquelles les Constitutions, telles que l’allemande ou l’espagnole, consentent. En l’espèce, la Cour allemande est souvent très jalouse de la possibilité d’un contrôle budgétaire de l’argent allemand déboursé par le Bundestag qui pourrait se compliquer si les limites de l’article 125 sur la co-responsabilité financière entre Les Etats n’étaient pas respectées. Pour les magistrats de Karlsruhe, l’autonomie budgétaire du Parlement de Berlin constitue la clé de voûte de la souveraineté de l’Allemagne et de son indépendance constitutionnelle sur lesquelles repose le consentement à l’adhésion à l’UE. Par conséquent, tant que le projet européen continuera d’être lié dans son existence même aux Constitutions nationales des États membres, sans la légitimité directe conférée par les peuples d’Europe, la fragilité de l’Union persistera inévitablement.

La décision de la Cour constitutionnelle allemande de considérer qu’elle doit examiner la question en profondeur et qu’il est essentiel de suspendre temporairement le processus allemand de ratification de la décision européenne est-elle donc vraiment si déraisonnable ?

Il est vrai que les crises qui se sont succédé depuis 2008 ont brisé bon nombre des règles centrales de la constitution économique et monétaire de la zone euro, ce que ni la Cour constitutionnelle fédérale allemande ni celle de la justice de l’Union européenne n’ont pleinement reconnu. On peut se demander, par exemple, ce qu’il reste de l’indépendance totémique de la Banque Centrale Européenne une fois qu’elle détient environ un quart de la dette publique totale de la zone euro, et qu’elle a acquis 70% de la dette publique émise depuis mars 2020. Au lieu de prendre le taureau légal par les cornes, et d’écrire de nouvelles règles à la mesure de la réalité, nous demandons simplement aux juges de ne pas prendre la loi au sérieux, comme nous le demandons à la Cour constitutionnelle allemande. Pouvons-nous alors nous indigner quand cette même loi est violée à la fois par tous les « Orbans » (trop nombreux !) qui prolifèrent en Europe et par les gouvernements qui de façon plus ou moins déguisée, vendent des passeports au plus offrant ?

Le Droit n’est pas un élément décoratif, mais un pilier fondamental d’un État démocratique, dont nous devons prendre soin, quelles que soient les circonstances politiques et sans « bricolages » juridiques.  Si nous ne voulons pas que l’Union Européenne dépende continuellement de décisions judiciaires de dernière minute, soyons audacieux et défendons la nécessité d’une Union entre les peuples européens toujours plus étroite, qui puisse s’exprimer sur sa propre base de légitimité, directe et démocratique. Ce n’est jamais une bonne idée de tirer sur le pianiste, même s’il porte la robe du juge.

Traduit de l’espagnol par Isabel Serrano. Cet article a été publié par notre partenaire Agendapublica.es