La démondialisation ou la dégénérescence de l’altermondialisme edit

31 mai 2011

Un concept semble être actuellement à la mode en France dans les rangs de ceux qui critiquent la mondialisation. Ce n’est plus l’altermondialisme, mais bien la démondialisation. Il n’y a pas qu’un glissement sémantique entre les deux termes. Le concept de démondialisation fait en effet sauter un certain nombre de tabous que les altermondialistes s’étaient jusqu’à présent bien gardés de franchir. On peut même estimer que la démondialisation constitue une dégénérescence du projet altermondialiste.

Le concept de démondialisation semble avoir une grande influence sur le débat en France en 2011. Il est porté par plusieurs auteurs dont l’économiste souverainiste de gauche Jacques Sapir, qui a publié en 2011 La Démondialisation (Seuil). Il est également repris par différents courants politiques. Arnaud Montebourg, candidat à la primaire du Parti socialiste et lui aussi auteur d’un ouvrage sur ce thème (Votez pour la démondialisation, Flammarion, 2011), en a fait l’axe principal de sa campagne.

Le concept n’est cependant pas nouveau. Il n’est pas non plus d’origine française. Il a été créé au début des années 2000 par l’une des grandes figures altermondialistes, l’économiste philippin Walden Bello. Le contenu de ce concept, si ce n’est le concept lui-même, est alors défendu par un courant nord-américain et du Sud au sein de la mouvance altermondialiste, notamment autour du réseau International Forum on Globalization (IFG). Ce courant, qui est loin de faire l’unanimité parmi les altermondialistes, s’oppose aux principes mêmes de mondialisation et de gouvernance globale, en souhaitant par exemple un démantèlement des organisations économiques internationales. Ses partisans prônent une réaffirmation de la souveraineté locale, une relocalisation de l’économie, une autosuffisance et un « contrôle démocratique » de l’économie. Cela passe par une réintroduction du contrôle des capitaux, un retour au protectionnisme, une re-réglementation, et une redistribution des revenus et des terres. Cette vision s’adressait d’abord aux pays du Sud. Walden Bello souhaite ainsi une revitalisation de ce que l’on appelait dans les années 1960-1970 un développement autocentré et une politique de substitution aux importations. Ce n’est donc pas un hasard si les partisans de la démondialisation se sont montrés aussi très favorables aux expériences alternatives menées par Hugo Chavez au Venezuela ou Evo Morales en Bolivie. Il est à noter que peu d’altermondialistes français se sont initialement reconnus dans ce courant proprement antimondialisation, à l’exception de quelqu’un comme Agnès Bertrand, qui a créé l’Institut pour la relocalisation de l’économie.

Ce concept est donc arrivé récemment dans le débat en France. Il présente sans aucun doute l’avantage de regrouper différents courants critique de la mondialisation autour d’un même terme. Son succès s’explique par plusieurs facteurs. Le premier est la montée d’un courant souverainiste à gauche dans le monde politique autour des chevènementistes, mais aussi au sein de la mouvance altermondialiste. Si le courant souverainiste politique est né du débat de Maastricht, un courant souverainiste altermondialiste, qui ne dit pas son nom, a été créé dans le sillage du débat sur le traité constitutionnel européen en 2005 et de la crise au sein de la direction d’Attac en 2005-2006. Celui-ci est notamment porté par deux ex-dirigeants d’Attac, Jacques Nikonoff qui a été l’un des fondateurs d’une organisation politique, le Mouvement politique d’éducation populaire (M’PEP), en 2008, et Bernard Cassen. Le M’PEP, qui appartient désormais au Front de gauche, est l’un des premiers mouvements politiques à avoir explicitement appelé à la sortie de l’euro. Il défend également la sortie du libre-échange. Le second facteur est la montée d’un courant protectionniste en France, dont l’un des fers de lance a été le démographe Emmanuel Todd. Il est par exemple incarné par le site internet Protectionnisme.eu, dont le Conseil scientifique est composé notamment de Bernard Cassen, Jacques Sapir et Emmanuel Todd. L’influence du courant de la décroissance en France, notamment d’auteurs comme Serge Latouche et Paul Ariès, n’est sans doute pas étrangère non plus à cette idée de démondialisation. Le Parti pour la décroissance milite ainsi à la fois pour la décroissance, la relocalisation et le protectionnisme. La crise économique et financière et notamment la crise de l’euro et de la dette souveraine en Europe ont enfin été sans aucun doute la condition suffisante pour le succès de ce concept chez les critiques de la mondialisation.

Les adeptes de la démondialisation dénoncent en effet l’échec, à leurs yeux, de l’actuel processus de mondialisation, assimilé aux inégalités, à la précarité, aux délocalisations et à la désindustrialisation. Ils aspirent eux aussi à une relocalisation de l’économie, par le recours à un protectionnisme ciblé, voire à une sortie de l’euro. Ils revendiquent donc une « contre-révolution libérale » – Jacques Nikonoff explique d’ailleurs que « démondialiser, c’est défaire ce qu’a fait la révolution conservatrice » (cité dans Médiapart, 9 mai 2011) – en souhaitant restaurer une marge de manœuvre politique perdue avec l’ouverture des frontières. Jacques Sapir propose ainsi de recréer les conditions économiques nécessaires à la mise en place d’une politique de type keynésien par la fermeture relative de l’économie (protectionnisme ciblé et contrôle des capitaux) et l’autonomie de la politique monétaire.

La démondialisation permet de briser un certain nombre de tabous que les altermondialistes ne s’étaient pas risqués à franchir, du moins de façon explicite, comme l’appel à un protectionnisme (que celui-ci soit qualifié de ciblé ou d’européen), à un contrôle des capitaux ou à une sortie de l’euro et donc implicitement plus ou moins à la fin de l’Union européenne. On peut donc dire qu’elle représente une certaine forme de dégénérescence du projet altermondialiste. Celui-ci visait, en effet, à définir une alternative progressiste globale à la « mondialisation libérale » et plus largement à la « révolution libérale » en intégrant les effets de la montée en puissance d’une « société civile globale », d’une demande croissante de participation « citoyenne », des préoccupations écologistes, ainsi que du réveil des mouvements de « résistance » du Sud, notamment des mouvements amérindiens, tout en évitant de tomber dans les écueils passés du mouvement communiste et en dépassant les échecs de la social-démocratie, en particulier des politiques keynésiennes, et du tiers-mondisme, plus précisément des politiques de développement autocentré. Or, le projet de démondialisation apparaît beaucoup plus modeste puisqu’il consiste à casser le processus de mondialisation pour en revenir aux bonnes vieilles recettes keynésiennes (J. Sapir) ou du développement autocentré (W. Bello), donc plus d’« alter », et à privilégier l’espace national ou local, donc plus de « mondialisme ».

Il est intéressant, en définitive, de voir que l’on retrouve ainsi les grands courants progressistes face à la mondialisation. Les altermondialistes semblent défendre un agenda social-démocrate à l’échelle globale passant par une redistribution des richesses, une régulation de la mondialisation et une protection des biens communs au terme d’une réforme de la gouvernance globale. Les démondialisateurs, eux, semblent défendre un agenda que l’on pourrait qualifier de communiste. Enfin, un troisième courant, autogestionnaire, lui, défend une « mondialisation par le bas », dont le mouvement des « Indignés » parti d’Espagne depuis le 15 mai 2011 semble être l’une des meilleures illustrations.