Lisbonne : à ne refaire sous aucun prétexte ! edit

8 janvier 2010

« L’Union s’est aujourd’hui fixé un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale. » (Déclaration de Lisbonne, 24 mars 2000) Et bien nous y sommes, la décennie est passée. Je n’imagine personne qui pense que la mission a été accomplie. L’échec était annoncé, mais il faudrait à présent faire un bilan et tirer les conséquences d’un projet qui a absorbé bien des efforts et occulté bien des erreurs.

Réunis en sommet à Lisbonne, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union Européenne avaient unanimement adopté en mars 2000 la fameuse stratégie de Lisbonne. L’objectif était basé sur une évidence : l’Europe est en retard sur les États-Unis dans la plupart des domaines pointus des sciences et des techniques. Le résultat : un écart de niveau de vie qui ne se réduit pas depuis un quart de siècle. Le diagnostic n’était pas mal vu non plus. Nos pratiques et nos institutions, tant économiques que sociales, ne sont pas tournées vers des objectifs d’excellence. Trop de gens n’ont pas d’emploi, et donc ne contribuent pas à la richesse nationale. On parlait de société de la connaissance et on déplorait que la recherche et le développement soient sous-dimensionnés. Les chefs d’État et de gouvernement faisaient le serment de remédier à tout cela, et dans les dix ans.

Déjà en 2005, un rapport très officiellement commandé à d’illustres personnalités européennes sous la présidence de Wim Kok, un ancien ministre néerlandais, avait averti qu’à la mi-chemin, les chances d’atteindre l’objectif étaient en train de diminuer fortement. La conclusion centrale du rapport était que la cause en était le manque de volonté politique. Le dernier président du Conseil Européen, le Premier ministre suédois, a récemment estimé que cette stratégie avait été un échec. Le bilan officiel sera tiré au prochain en mars prochain. Ce serait bien qu’il soit pour une fois dépourvu de la langue de bois habituelle et que les leçons soient honnêtement tirées.

Les raisons du mal européen sont connues, elles étaient rappelées dans la déclaration de Lisbonne, raffinées dans le rapport Kok et décrites dans le menu détail dans une multitude de rapports officiels et non-officiels. Le problème commence au niveau de chaque pays. Dans la plupart des pays on trouve trop de bureaucratie qui décourage la prise de risque, un secteur public hypertrophié et inefficace, des politiques sociales qui protègent les emplois et non les personnes. Au niveau européen, la logique nationale prévaut et empêche un espace unifié de recherche, des multitudes de mesures protectionnistes survivent dans les services, qui représentent plus de la moitié de la valeur ajoutée. En bref, il fallait des réformes structurelles pour combler les retards.

La réponse de Lisbonne a été la « méthode ouverte de coordination ». Jusqu’alors le principe était de désigner des domaines de coopération pour lesquels des accords contraignants étaient passés. C’est le cas de la politique de concurrence avec le marché intérieur, de la PAC, de la monnaie unique, etc. Entre l’indépendance totale et la perte de souveraineté, la méthode ouverte de coordination se présentait comme une innovation, une sorte de juste milieu idéal. Elle s’appuyait sur la « pression par les pairs » lors de chaque Sommet européen de printemps. Chaque pays devait soumettre à l’avance un état des lieux des progrès réalisés par rapport aux engagements pris, la Commission y ajoutait son opinion. Ces documents devaient permettre aux chefs d’État et de gouvernement de débattre entre eux de leurs performances réciproques. Tant le principe de coopération en matière de réformes que celui de la méthode ouverte de coordination méritent débat.

Que chaque pays ait besoin de se réformer à sa manière en fonction de ses faiblesses – qui n’en a pas ? – est une évidence. Pourquoi impliquer le niveau européen ? Deux arguments peuvent être invoqués. Un argument économique : un pays qui fonctionne mieux contribue au dynamisme de l’Union, ce qui profite à tous les autres. Ce principe – appelé une externalité – signifie que chaque pays mérite d’être encouragé pour son propre bien et pour le bien commun. Le raisonnement est que, s’il agit uniquement en fonction de ses propres intérêts, le pays ne fera pas assez de réformes. C’est exact, mais il y a un autre argument : un pays qui conduit des réformes structurelles devient plus compétitif et donc encourage les autres pays à suivre son exemple. Cette autre externalité est vertueuse dans le sens où les réformes structurelles sont contagieuses par nature. Aucun besoin de coordination, donc.

L’argument politique est que la réforme est douloureuse. Par définition, elle remet en cause des rentes de situation et des avantages acquis. Elle mobilise des groupes de pression qui défendent des intérêts particuliers dont les bénéficiaires sont hautement conscients alors que les gagnants des réformes sont diffus – c’est toute la population – donc peu conscients et non mobilisés. C’est le gouvernement qui doit incarner l’intérêt collectif mais il faut du courage pour s’en prendre aux puissants groupes de pression ! D’où l’idée intéressante de pression par les pairs : il s’agit d’utiliser les chefs d’État et de gouvernement pour exercer sur chacun d’entre eux une contre-pression.

La Commission a pris cette idée très au sérieux. Ses avis ont commencé par être clairs, nets et précis. Mais ils avaient aussi l’inconvénient d’embarrasser chaque chef d’État ou de gouvernement devant ses collègues. Très vite on a demandé à la Commission de faire preuve de diplomatie. On est passé des critiques réciproques, l’objectif de l’exercice annuel, à l’autosatisfaction et à la congratulation collective.

Le plus surprenant est que l’échec de la stratégie de Lisbonne puisse être une surprise. Les sommets politiques sont des moments brefs qui capturent l’attention des médias. Ce n’est pas un endroit où se cultive la modestie, encore moins la contrition. Il n’est pas dans la nature des plus hauts dirigeants d’accepter des critiques les uns des autres. De plus, quelle que soit la pression qui pourrait, implicitement, filtrer de cet exercice, un responsable politique n’oublie jamais qu’il doit sa position à ses électeurs. Céder à l’amicale pression de ses pairs est un suicide politique si cela signifie braquer son électorat, et un exercice quasi-inutile s’il est possible de convaincre les électeurs. La pression par les pairs a toujours été un concept irréaliste. On l’a d’ailleurs vu à nouveau à Copenhague.

Pour ses défenseurs, la stratégie de Lisbonne a le mérite d’informer les plus hauts responsables de ce qui se fait de bien chez les autres et de leur rappeler ce qui ne va pas bien chez eux. Étant donnée la masse suffocante de rapports qui document ces questions, il faudrait croire que les chefs d’État et de gouvernement sont bien mal informés ou insuffisamment concentrés sur les enjeux fondamentaux de leurs pays. Il est difficile d’imaginer ce que savent ou ne savent tous les dirigeants européens, et ce qu’ils se disent entre la poire et le fromage lors de leurs multiples réunions. Mais la démonstration que ces dix années ont servi à améliorer l’information des Chefs d’État et de Gouvernement reste à être établie.

Au moins, peut-on observer, si elle ne fait pas de bien, la stratégie ne fait pas de mal. Même cette vision minimaliste est trop charitable. Tout d’abord, la procédure a donné naissance à une bureaucratie supplémentaire. Chaque gouvernement a dû constituer une cellule qui prépare les rapports annuels et la Commission s’est équipée de tout un service chargé d’éplucher ces rapports et de les commenter. Autant de dépenses parfaitement inutiles. Plus grave est le fait qu’en faisant de la stratégie de Lisbonne un élément essentiel des ambitions de l’Europe, on décourage d’autres projets moins ambitieux mais plus réalistes. Tout aussi démoralisant est l’approche soviétique qui consiste à se fixer des objectifs irréalistes sans se donner les moyens d’essayer d’en atteindre ne fût-ce qu’une partie.

On pourrait espérer que 2010 marquera la fin de cet exercice inutile. Pas du tout. Les bureaucraties n'ont pas de propension naturelle à se remettre en cause ou à s'auto-dissoudre! C'est pourquoi à Bruxelles on prépare la suite, pour faire plus et mieux. Malheureusement c'est peine perdue.