L’inflation, enfin edit

23 mars 2021

Voici plus de dix ans que les banques centrales du monde développé essaient vainement d’atteindre leurs objectifs d’inflation, en général 2%. Grâce à Joe Biden, ça pourrait changer.

Comme souvent, c’est au milieu que c’est mieux. Une inflation modérée, aux alentours de 4% ou 5% est déjà inconfortable, et au-dessus de ce niveau, ça devient franchement pénible. La raison est simple : quand les prix augmentent, chacun (salariés, entreprises) s’inquiète de prendre du retard et les moins bien lotis sont ceux qui en pâtissent le plus. Mais une inflation trop faible, parfois négative ces derniers temps, bloque les écarts de prix nécessaires à une adaptation continue à l’évolution indispensable à la croissance. Voilà pourquoi les banques centrales se sont fixées 2% comme objectif.

Il y a une autre raison, la plus importante peut-être, à ne pas vouloir une inflation trop faible. Il se trouve que les taux d’intérêt suivent le taux d’inflation, avec retard certes, mais inéluctablement. C’est logique. Si je prête, le pouvoir d’achat de ce qui me sera remboursé vaudra moins que ce j’ai prêté. Je veux donc un taux d’intérêt qui soit égal à l’inflation plus la rémunération correspondant au fait que je me sépare de mon argent. Il en va de même si je suis emprunteur : je suis prêt à dédommager mon prêteur de l’inflation et à lui offrir une petit plus. Le taux d’intérêt, c’est l’inflation plus la rémunération du prêteur. Si l’inflation est quasi-nulle, le taux d’intérêt sera un peu au-dessus de zéro. Mais voilà, la politique monétaire consiste à baisser le taux d’intérêt quand l’économie ralentit, histoire d’encourager les emprunts qui financent les dépenses et donc l’activité, et de faire monter le taux d’intérêt quand il faut calmer une croissance un peu exubérante. Or si le taux d’intérêt est proche de zéro, la banque centrale n’a plus d’espace pour l’abaisser. C’est ce qui se passe depuis une décennie. Les banques centrales ont perdu leur instrument. Certaines, dont la BCE, ont même essayer de descendre en dessous de zéro, mais la marge de manœuvre était faible et, aujourd’hui, il n’y a plus du tout de marge de manœuvre.

Certes, les banques centrales ont inventé d’autres techniques pour faire face aux périodes de basse activité mais, visiblement, le résultat est décevant. Elles répètent à l’envi qu’elles ne sont pas démunies, mais plus personne ne les croit. Depuis l’arrivée de l’épidémie, elles ont injecté des quantités gigantesques de masse monétaire, ce qui a permis d’éloigner le spectre d’une crise financière (et pour la BCE, en abaissant les taux sur les titres publics, de prévenir les risques d’éclatement de la zone euro). C’est très bien. Mais elles n’ont plus le moyen de soutenir l’activité économique.

L’autre moyen de soutenir la croissance, c’est la politique budgétaire. Jusqu’à l’arrivée de la pandémie, la plupart des gouvernements se sont abstenus. Ils se disaient préoccupés par leurs niveaux d’endettement, laissant leurs banques centrales seules en première ligne mais sans réelle capacité d’agir. Le cercle vicieux s’est installé. La croissance a été bien triste, l’inflation est restée faible et les taux d’intérêt, qui ne devaient être maintenus nuls voire négatifs que pour peu de temps après la grande crise financière de 2008, se sont prolongés.  

L’arrivée de la pandémie a changé la donne. Les gouvernements ont très rapidement mis en place des politiques de soutien qui se sont montrées efficaces. Lorsque la pandémie aura suffisamment reculé pour que la vie économique redevienne normale, ou presque, ces mesures devront être retirées car inadaptées, mais remplacées par des mesures d’aide à la reprise. En Europe, le débat est déjà lancé entre ceux qui veulent assurer une reprise durable et ceux qui s’inquiètent du haut niveau des dettes publiques. Aux États-Unis, le débat est tranché. Le Président Biden a fait voter une relance budgétaire très substantielle, pour un montant de près de 9% du PIB, qui vient s’ajouter à une somme presque deux fois plus importante mise en œuvre par son prédécesseur. Nombreux sont ceux qui s’inquiètent désormais d’une accélération de l’activité tellement puissante que l’inflation pourrait grimper rapidement.

La situation est tellement atypique que les prévisions économiques sont encore plus hasardeuses que normalement. Mais admettons que l’inflation se mette à augmenter rapidement aux États-Unis. La Réserve fédérale a annoncé que, dans ce cas, elle ne se précipitera pas pour faire remonter les taux d’intérêt, préférant voir l’inflation dépasser un temps son objectif de 2%. Si cette situation perdure, la Réserve fédérale interviendra en relevant fortement les taux d’intérêt. Les États-Unis seront alors dans une situation radicalement différente : une forte croissance, un taux d’inflation au-dessus de 2% et des taux d’intérêt franchement positifs. Si c’est le cas, ce sera un retour à la normale d’avant 2008.

Un tel retour renverserait un ensemble d’idées couramment en vogue :

  • La première est l’hypothèse de stagnation séculaire, selon laquelle le monde est entré dans une longue phase de croissance faible marquée par des taux d’intérêt proches de zéro. Les raisons avancées sont nombreuses. Elles incluent une épargne mondiale trop élevée par rapport aux besoins de financement des entreprises, le ralentissement du progrès technologique, la mondialisation qui bouleverse les équilibres préexistants, ou bien encore la baisse démographique.
  • La seconde idée, qui en découle, est que les bas taux d’intérêt empêchent les banques centrales de contrecarrer les ralentissements conjoncturels. Ainsi la stagnation séculaire se perpétue avec l’allongement des périodes de récession.
  • La troisième idée est que c’est à la politique budgétaire qu’il revient de prendre le relai de la politique monétaire. Pour ceux que la dette publique inquiète, ce n’est pas un problème car le coût de la dette est négligeable grâce aux taux d’intérêt proches de zéro.

Ces idées ont été développées en réponse à la situation qui est apparue depuis 2008. Mais chaque étape du raisonnement peut être renversée. Par exemple, la faiblesse des investissements productifs peut être la conséquence de la faible croissance, qui est le résultat des politiques budgétaires anémiques qui ont rendu les politiques monétaires ineffectives du fait de taux d’intérêt coincés aux alentours de zéro.

Un retour à la normale d’avant 2008 redonnerait des couleurs à la politique monétaire. Cependant, pour éviter de retomber dans la situation actuelle, il faudrait que les gouvernements contribuent aussi à la stabilisation des cycles conjoncturels. Comment serait-ce possible avec les niveaux d’endettement présents ? Cette question est essentielle, mais elle dépasse le sujet de cette chronique. En bref, pour que la politique budgétaire retrouve elle aussi des marges de manœuvre, il sera nécessaire de mettre en place des règles de discipline budgétaire à la fois efficaces et souples, c’est possible. Il faudra aussi, un jour, sans trop attendre, envisager de restructurer les dettes existantes. C’est également possible, sans recourir à des abandons purs et simples comme cela a été naïvement proposé récemment.

Ce retour à la normale est plausible, mais loin d’être certain. Si les États-Unis y arrivent, ce qui est probable, les autres pays développés pourraient suivre. Un relèvement des taux d’intérêts aux États-Unis impactera le reste du monde, mais les banques centrales suivront-elles ? Pour cela, il faudrait qu’elles soient soutenues suffisamment longtemps par des politiques budgétaires expansionnistes.

En Europe, la route risque d’être ardue tant les considérations idéologiques s’opposent au pragmatisme qui fait que Biden poursuit l’effort budgétaire de Trump. De plus, si les banques centrales saisissent l’occasion offerte d’augmenter leurs taux d’intérêt, elles rendront les emprunts publics plus coûteux, ce que les gouvernements n’apprécieront pas. Si la nécessaire coopération entre gouvernements et banques centrales s’évapore, nous risquons de rester dans la stagnation séculaire, non pas parce qu’elle est inévitable mais parce que les politiques économiques restent mal réglées.