Le budget de l’Union européenne: non à l’obsession du taux de retour! edit

3 mars 2020

Le 20 février dernier, les chefs d’État et de gouvernement ont échoué à jeter les fondements du prochain budget de l’Union européenne. Réunis à Bruxelles en sommet européen extraordinaire, les 27 leaders des États-membres n’ont pas réussi converger sur les principaux paramètres du cadre financier pluriannuel (CFP) de la période 2021-2027. Le principal écueil est l’obsession pour le « taux de retour » : chaque dirigeant européen est obnubilé par le calcul de la différence entre ce qu’il donne à l’Union et ce qu’il en retire en termes de crédit budgétaires. Comme si la contribution à l’Union se limitait à un investissement de court terme. Comme si les coûts et les bénéfices de l’Union pouvaient se limiter à des crédits budgétaires même calculés sur plusieurs années !

Les enjeux du prochain budget sont bien plus larges et bien plus graves. Pour lutter contre la méfiance des populations, l’Union doit avoir les moyens de répondre aux attentes que les Européens lui adressent, souvent sur un mode très critique. Pour contrecarrer les tendances centrifuges, elle doit assurer la cohésion entre l’est et l’ouest. Et pour réduire le scepticisme anti-européen, elle doit montrer qu’elle prépare l’avenir. Le CFP 2021-2027 doit être une opportunité plutôt qu’un pis-aller ou une figure imposée. Le CFP qui vient doit être ambitieux pour permettre à la construction européenne de sortir de ce paradoxe tragiquement eurosceptique : d’un côté, elle dispose de moyens budgétaires trop modestes (1% de la richesse annuelle produite en Europe) pour changer la vie des Européens et, de l’autre, elle est accusée d’être un gouffre financier pour les États membres.

De la discussion technique aux batailles politiques

Dans cette phase stratégique de la procédure budgétaire, les discussions techniques alimentent des controverses politiques, des clivages idéologiques et des divergences économiques.

Depuis les élections européennes du 25 mai 2019 et la nomination d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne 16 juillet 2010, les discussions budgétaires ont pris un tour très tendu. Du côté des ressources, le Brexit a fait perdre au budget européen son quatrième contributeur (environ 60 Md€ par an) même si le Royaume-Uni bénéficiait depuis 1984 d’un « rabais » sur ses versements au budget européen. En outre, plusieurs Etats en position d’excédent budgétaire refusent de revenir sur leurs propres rabais (Pays-Bas, Suède, Danemark) et d’augmenter leurs contributions au budget commun. Ce groupe des « frugaux » comme il se désigne lui-même, est un défi à la solidarité européenne. Comme les régions riches de l’Italie du Nord et de l’Espagne du Nord, ils ont un problème de principe avec la redistribution interrégionale. Le problème s’amplifie aussi du côté des dépenses. Les attentes des citoyens, des collectivités locales et des entreprises envers les pouvoirs publics se sont multipliées : les Européens attendaient déjà beaucoup de l’Europe pour améliorer leur vie sociale et économique à travers les différentes subventions. Désormais, depuis la crise migratoire de 2015, ils attendent de l’Union une action efficace pour défendre les frontières. Et ils exigent de leurs institutions supranationales qu’elles se saisissent réellement du défi climatique qui déborde largement les frontières exiguës du Vieux Monde.

D’un point de vue financier, les sommes en jeu restent modestes. Le budget de l’Union européenne pour le précédent CFP 2014-2020 s’élevait à 1 023 Md€ en crédits de paiement soit environ en moyenne moins de 142 Md€ par an. Comparé à la richesse produite par l’Union, ce montant est très limité : il équivaut à un peu plus que 1% du revenu national brut (RNB) de toute l’Union. Rapporté à un budget étatique national classique, ce budget paraît presque mineur : chaque année, l’Union européenne dispose de moins de la moitié de celui de l’État français, environ 399 Mds € en 2019 en crédits de paiement.

Malgré sa modestie, le CFP excite des controverses très vives. La première d’entre elle est classique, elle oppose les États qui se présentent comme « contributeurs nets » au budget de l’Union à ceux qui sont les « bénéficiaires nets » au budget autrement dit ceux qui reçoivent davantage qu’ils ne contribuent au budget. De sorte que le traditionnel débat entre les eurosceptiques et les europhiles est aujourd’hui dépassé par celui qui oppose les États membres « frugaux » (Pays-Bas, Danemark, Autriche, Suède) aux États favorables aux dépenses car ils en bénéficient notamment à travers la rubrique du CFP consacrée à la cohésion économique et territoriale.

Les batailles politiques entre ces deux groupes d’États-membres ravivent les clivages entre l’est et l’ouest de l’Europe issus de l’élargissement de 2004. Les « frugaux » affirment que les transferts budgétaires vers les Etats-membres de l’est peuvent être réduits parce qu’ils avaient augmenté durant le précédent CFP et ont produit le rattrapage attendu : ces dépenses avaient avait crû de +5% à 366 Md€ sur 7 ans en crédits de paiement par rapport au précédent CFP (2007-2013). Elles avaient même constitué le deuxième poste de l’Union (34%) après la PAC (39%). Mais, pour éviter une croissance du budget européen, ces « Etats frugaux » invoquent d’autres arguments, plus politiques. Ils font observer que plusieurs « bénéficiaires nets » (Pologne, Hongrie, Slovaquie) se sont opposés à Bruxelles durant la crise des migrants de 2015. Étrange paradoxe que ces États membres réclamant une solidarité budgétaire aujourd’hui mais qui se sont dérobées à la solidarité face aux migrations il y a quelques années !

De l’autre côté, ces « bénéficiaires nets » au budget font valoir depuis une décennie que les transferts financiers de l’ouest vers l’est ont surtout bénéficié à… l’ouest. Certes, le Fonds européen de développement régional (FEDER), le Fonds social européen (FSE) et le Fonds de cohésion ont drainé vers les collectivités publiques polonaises, slovaques, grecques, etc. des crédits budgétaires représentant de 2% à 4% du PIB de chaque État. Certes, ces dépenses ont transformé en une décennie les infrastructures routières, le visage des villes et la vie économique des États d’Europe centrale et orientale. Mais, selon ces pays, les véritables bénéficiaires indirects de ces crédits sont les entreprises d’Europe occidentale : la valeur ajoutée produite chez eux revient en grande partie à l’ouest ; les infrastructures de transport ont permis aux groupes de l’ouest de l’Europe de disposer d’unités de production à l’est dans des zones de main-d’œuvre peu onéreuse, etc.

On le voit, ce qui est en jeu, encore une fois, c’est la capacité de l’Union à réussir, plus de quinze ans après, son élargissement de 2004. On ne saurait mieux souligner la portée historique du CFP qui vient…

Les priorités de la nouvelle Commission européenne

Dans les procédures budgétaires qui s’ouvrent, la Commission européenne a le rôle de proposer le projet de budget qui sert de base à la discussion. Elle est pleinement dans son rôle car elle est dépositaire de l’intérêt général communautaire au terme des traités. Et elle est mieux à même de résister à l’obsession du « taux de retour ». Au-dessus des controverses entre Etats membres, elle doit fixer un cap qui bénéficie à tous.

Ce débat budgétaire recouvrant un clivage géographique et politique se double d’une discussion sur la vocation du budget européen. Doit-il seulement assurer la cohésion territoriale sans laquelle le Marché unique n’a pas de réalité et la construction, pas de finalité tangible ? Ou doit-il faire les dépenses d’avenir qu’aucun Etat membre ne peut ou ne veut faire ? Dans son projet, la Commission européenne a proposé des inflexions notables dans la construction du budget européen. Et celles-ci portent en elle des orientations politiques stratégiques pour la suite de la construction européenne.

Première inflexion, la Commission a proposé d’augmenter le montant général du budget de +20% par rapport au CFP précédent de 20014-2020. Le pas est particulièrement bienvenu. Mais il est bien trop modeste puisqu’il s’agit de viser un budget équivalent à 1,11% du RNB européen. Cette proposition suscite malgré tout l’hostilité des « frugaux » et n’a pas été reprise par le président du Conseil européen, le Belge Charles Michel, qui vise 1,03% du RNB européen. Avec un budget aussi modeste, de surcroît en tassement par rapport au CFP précédent, l’Union européenne risque fort d’être critiquée pour son faible impact sur la vie économique et sociale des Européens tout en état accusée par les « États frugaux » de coûter trop cher. Il faut aller plus loin que la Commission et soutenir le Parlement européen, partie prenante au processus budgétaire, pour porter le budget de l’Union à la hauteur des attentes des populations. Afficher une cible à 1,5% du RNB devrait être sa position d’entrée dans la négociation entre institutions européennes.

La deuxième inflexion concerne la répartition des dépenses. En 2020, la Commission fait une nouvelle tentative pour faire passer le budget de l’Union d’une logique de guichet à une logique d’investissement pour l’avenir. Elle propose en effet de réduire les dépenses consacrées à la Politique Agricole Commune (PAC) et les dépense de cohésion en les faisant passer de 77% du total du budget à 60%. Ces rubriques du CFP ont eu de nombreux succès à porter à leur crédit. Mais, de fait, le budget de l’Union en l’état fait face au présent sans préparer l’avenir. La Commission propose donc – trop modestement – pour le CFP 2021-2027 de financer le plan intelligence artificielle avec 4Md€, le Fonds Européen de Défense avec 14 Md et le Pacte Vert avec 7,5 Md€. Cette réforme limitée dans la répartition des crédits trouve cette fois-ci contre elle les Etats fortement bénéficiaires de la PAC (France, Pologne) alliés aux Etats fortement bénéficiaires des politiques de cohésion. D’autres augmentations décisives sont proposées par la Commission. Elles ne portent pas sur des crédits très importants en valeur absolue mais indiquent un nouveau positionnement pour le budget européen. Là encore, la Commission et le Parlement devraient unir leurs forces pour juguler les dépenses récurrentes et historiques (PAC) pour développer les dépenses d’investissement qui préparent l’avenir de l’économie européenne : transition énergétique et intelligence artificielle devraient être les priorités de cette proposition de budget.

Pour répondre aux besoins et aux aspirations des Européens, la Commission propose, certes, d’augmenter les crédits des rubriques 1 (Marché unique, innovation et économique numérique), 4 (Migration et gestion des frontières) et 5 (Sécurité et défense). Ainsi, elle propose d’augmenter les crédits dévolus à l’innovation de +48% à 103 Md€ au sein du programme Horizon Europe.

Elle propose également de relever les crédits consacrés à la protection des frontières de +241%, ce qui souligne l’indigence actuelle du budget européen dévolu à cette question. Elle propose également d’augmenter les crédits de sécurité de +112%. Ce point est particulièrement bienvenu même si les budgets restent limités.

On le voit, la Commission européenne essaie, une fois encore, de rompre avec la logique des dépense de guichet pour la Politique Agricole Commune et les instruments de Cohésion. Et elle propose aux Etats d’adopter une logique nouvelle en donnant la priorité à l’investissement dans l’innovation et à la défense des Européens. Mais ses innovations sont limitées et devraient être portées bien plus loin notamment à l’initiative du Parlement européen.

La « dé-solidarité » européenne est en marche

Dans la phase de débat qui s’ouvre jusqu’au printemps, le budget européen ne doit pas être pris seulement dans l’opposition entre les contributeurs nets et les bénéficiaires nets. Ce débat est nécessaire pour rassurer les contribuables et les ministères du budget. Mais il est profondément réducteur. Tous les effets d’un budget commun ne sont pas quantifiés dans le calcul du « taux de retour » et mesurés dans la soustraction entre contribution au budget européen et perception de fonds européens. Bien d’autres effets existent : l’existence même de l’Union donne à tous ses membres, une crédibilité économique, politique et budgétaire dont ils bénéficient sur les marchés internationaux ; le Marché Unique élargit les débouchés potentiels à toutes les entreprises ; et l’existence d’un marché du travail continental ouvre des perspectives à la a des effets bien plus négatifs sur la décennie européenne qui s’ouvre sous des auspices déjà difficiles. D’une part, elle peut renforcer encore les mouvements eurosceptiques de l’est de l’Europe notamment en Pologne où pourtant l’opinion publique est bien plus attachée à l’Union que son gouvernement. D’autre part, elle risque fort d’occulter l’essentiel du débat qui est de savoir si l’Union doit être un acteur des investissements d’avenir.

Les « comptes d’apothicaire » ont toute leur place dans un débat budgétaire, surtout quand il est contraint par des ressources faibles. Mais ils ne doivent pas éclipser la véritable alternative qui s’ouvre devant les États membres : soit renforcer les outils budgétaires de la cohésion continentale soit augmenter les investissements dans les domaines d’avenir : IA, cyberdéfense, décarbonation et protection des citoyens.

Dans son prochain budget, l’Europe doit s’imposer comme une instance de préparation de l’avenir et de protection du présent. Pas comme une continuation du passé.