Pourquoi la géographie compte toujours edit

17 mars 2008

On pense parfois que la dématérialisation des économies permet de dépasser les barrières érigées par la distance géographique jusqu’à rendre insignifiant son impact sur l’économie. Mais cette hypothèse de sens commun n’est pas prouvée.

En effet, quiconque ayant vu des images satellitaires de la Terre vue de nuit a immanquablement été frappé par la concentration géographique des activités et se peut demander dans quelle mesure la présence de voisins avancés économiquement importe pour le développement d’un pays. Plus brutalement, quel serait le niveau de vie de la France si ce pays était situé en plein milieu de l’Asie centrale ou du Pacifique ? Les avantages liés à la concentration géographique peuvent prendre plusieurs formes, qu’ils se matérialisent par des économies d’échelle permettant d’amortir les coûts fixes ou par des effets d’entraînement, notamment dans la diffusion des technologies et des connaissances. De plus, la distance géographique peut refléter une notion plus large de la distance comprenant les différences culturelles, religieuses, juridiques, etc.

Les pays éloignés des marchés doivent s’aligner sur les prix mondiaux car ils sont par définition relativement petits (s’ils étaient grands, ils seraient au centre des marchés). En raison des coûts liés à la distance, ces pays doivent à la fois payer plus cher les produits étrangers importés et, toutes choses égales par ailleurs, moins rémunérer le travail, par rapport à des concurrents mieux situés, afin de rester compétitifs. De nombreuses études récentes viennent confirmer que la distance géographique est un déterminant important du revenu par habitant. Par exemple, la distribution du revenu par habitant entre régions européennes est orientée selon un gradient marqué du cœur vers la périphérie. Cependant, aucune n’avait analysé spécifiquement l’impact de la distance par rapport aux marchés dans un échantillon homogène centré sur les pays développés.

Or, des travaux récents menés à l’OCDE montrent que les pays développés les moins bien situés, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, sont pénalisés par leur position géographique à hauteur d’environ 10 points de PIB, relativement à la moyenne des pays développés. A l’intérieur de l’Europe, les situations sont également nettement contrastées. La Belgique et les Pays-Bas bénéficieraient d’environ 6 points de PIB, par rapport à la moyenne des pays développés, alors, qu’à l’autre extrémité, la Grèce et le Portugal seraient négativement affectés d’environ 3 points.

Deuxième résultat important, l’impact de la distance aurait été stable depuis 1970. Ce résultat contredit à première vue la thèse selon laquelle le monde serait en train de se rétrécir (Thomas L. Friedman, The World is Flat; F. Cairncross, The Death of Distance: How the Communcations Revolution will change our Lives). Il provient essentiellement du fait que, aujourd’hui comme dans les années 1970, une augmentation de 10% de la distance entre pays réduit les échanges bilatéraux d’environ 10%. A titre d’exemple, les importations de la France en provenance d’Australie ou de la Nouvelle-Zélande ne représenteraient – si l’on fait uniquement jouer la distance – que 3 % environ de ses importations en provenance du Royaume-Uni. Les vrais chiffres sont, pour les années 1970, de 15 et 5 % pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande respectivement; de 8 et 2 % dans les années 1980 ; de 4 et 1 % depuis 1990.

Comment expliquer la stabilité de cet impact alors que d’aucuns prédisent la fin de la distance ? Tout d’abord, les coûts de transport totaux ne semblent pas avoir baissé en termes réels. Certes, il est indéniable que les progrès technologiques dans le transport aérien ont été spectaculaires, entraînant la baisse des coûts de transport relativement au niveau général des prix. Cependant, les gains de productivité dans la production des biens transportés, c’est-à-dire pour l’essentiel des biens manufacturés, ont aussi été remarquables. En conséquence, même pour le transport aérien, la baisse des coûts relativement aux prix des biens transportés n’est pas évidente.

Ensuite, et particulièrement pour le transport maritime, l’augmentation des prix du pétrole et des charges portuaires a contrecarré l’effet des avancées technologiques ; les coûts en provenance d’Asie ont également augmenté relativement aux coûts vers l’Asie, en raison des grands déséquilibres de la demande mondiale.

Toutefois, il convient d’être prudent dans l’interprétation de l’évolution des coûts de transport, du fait de la fragilité des données disponibles. En particulier, les améliorations dans la qualité et la ponctualité du transport ne sont probablement pas prises en compte de manière satisfaisante. De plus, les changements dans la composition des biens transportés, avec une part croissante de biens légers (puces électroniques par exemple), conduisent à sous-estimer la baisse éventuelle des coûts.

Mais la question de l’évolution uniforme des coûts de transport, exprimés en pourcentage de la valeur des biens transportés, n’est en réalité pas pertinente pour mesurer l’impact relatif de l’éloignement. Si les coûts baissent uniformément, le prix d’un bien exporté d’Australie vers la France sera toujours le même relativement au prix de ce même bien exporté de Suède. Pour que les pays éloignés géographiquement bénéficient de l’évolution des coûts de transport, il faudrait, par exemple, que les coûts de transport sur une distance de 10 000 km baissent plus, en pourcentage, que ceux sur une distance de 1000 km, ce que les données infirment nettement.

Certains évoquent aussi le fait que les pays d’Océanie sont comparativement avantagés par l’émergence des grands pays d’Asie. Mais la part de l’Asie hors Japon dans le PIB mondial a augmenté de moins de 4 points depuis 1970. Par ailleurs, même l’Australie et la Nouvelle Zélande sont, tout simplement, éloignés des centres de croissance de cette région. Par exemple, la distance géodésique de capitale à capitale entre l’Australie et la Chine est de 9000 km. Enfin, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’ont pas bénéficié des grands accords d’intégration régionale comme l’Alena ou le Marché unique : les poissons n’étaient pas intéressés !

En fait, la thèse de l’abolition de l’effet de la distance est exagérée comme le montre l'importance persistante des échanges entre pays voisins. Une mauvaise situation géographique reste donc relativement aussi pénalisante aujourd’hui qu’il y a trente ans.