Arrêter les industries fossiles en urgence: est-ce si évident? edit
Un dogme s’est établi autour de l’idée de limitation du réchauffement climatique à +1,5°C pour éviter la catastrophe planétaire, qui a été transposé en objectif de neutralité carbone en 2050, le désormais célèbre Net Zéro. De cet objectif a découlé l’urgence de sortie des combustibles fossiles. Pour avoir une très forte baisse des émissions des gaz à effet de serre (GES) d’ici 2050, il faudrait dès à présent réduire les quantités de combustibles fossiles mises en œuvre. Il n’y aurait aucune marge de manœuvre car il ne faut pas dépasser un budget carbone de 400 gigatonnes (Gt) de CO2 cumulées[1]. Ce budget étant déjà plus qu’engagé par les exploitations actuelles de charbon et d’hydrocarbures, il faudrait dès maintenant de ne plus investir en production de pétrole, de gaz et de charbon, selon le scénario Net Zero Emissions in 2050 (NZE) publié en avril 2021 par l'Agence internationale de l’énergie (AIE).
Pour arriver à tenir ce budget carbone, il faut qu’il y ait une réduction très rapide de la demande de fossiles de 25% d’ici à 2030, pour arriver à une réduction de 80% des émissions en 2050. Pour le pétrole il faut arriver à cette date à 24 millions de barils par jour (mb/j), soit près du quart de la consommation actuelle de 102 mb/j, comme pour le gaz naturel, ce qui implique des deux côtés l’arrêt de tout investissement en exploration-production dès maintenant, voire la mise en sommeil d’une partie des exploitations actuelles.
Mais ce qui paraît une évidence au vu de l’urgence climatique ne l’est pas du tout en y regardant à deux fois. D’abord le scénario ne prend pas réellement en considération les possibilités réelles de réduire rapidement les demandes de pétrole, de gaz naturel et de charbon, en particulier aux niveaux des économies émergentes et en développement. De plus dans ce contexte, si l’on parvient à un accord pour que les productions se réduisent de concert, il y aura des conséquences négatives très importantes pour les consommateurs et les économies vulnérables. Commençons par examiner le scénario NZE.
D’où vient le scénario NZE ?
Le scénario NZE suppose une stratégie de rupture rapide afin d’atteindre l’objectif exigeant du +1,5°C. Il pousse à raisonner hors sol dans un monde virtuel, en oubliant qu’une neutralité carbone en 2050 impose un délai intenable pour sortir de la pauvreté quatre milliards d’humains, tout en assurant aux pays du Sud la possibilité de développer des infrastructures et des équipements bas carbone leur permettant de se mettre sur une trajectoire bas carbone.
Pour aboutir à ce résultat, il faut supposer des évolutions radicales dans les modes de vies et la transition très rapides des systèmes techniques pour arriver à ces réductions de demande d’ici 2050. Par exemple sur la mobilité et les transports routiers, l’AIE suppose dans son scénario NZE qu’il n’y a plus de ventes de véhicules thermiques au plan mondial à partir de 2035, même dans les pays du Sud. Sur les transports routiers, elle suppose un passage rapide à l’électrique et à l’hydrogène (piles à combustibles) avec l’arrêt des ventes de véhicules thermiques après 2040 dans les pays de l’OCDE et en Chine et après 2045 partout ailleurs, même avec un report modal important vers le ferroviaire. Toujours dans le scénario NZE, la consommation de fuel, de gaz naturel et de gaz de pétrole liquide (GPL) dans les bâtiments est éliminée par l'électrification des appareils de chauffage et de cuisson avant 2040, même dans les pays du Sud.
Le scénario NZE est un pur exercice de prospective normative en backcasting. Dans ce type d’exercice, on part de l’objectif à atteindre et on travaille à rebours en remontant toutes les étapes nécessaires pour y arriver en jouant de toutes les possibilités, même les moins crédibles, même les moins faisables économiquement, socialement ou politiquement, que ce soit dans les pays développés ou ceux du Sud.
Il est très regrettable qu’à sa suite, les experts du climat et les médias aient transformé les résultats du scénario normatif NZE en une « feuille de route impérative », alors qu’il ne s’agit que d’un exercice de prospective normative. Cela l’est d’autant plus que l’AIE procède dans son World Energy Outlook annuel, qui fait référence, à des prospectives alternatives plus ancrées dans le réel, qui prouvent qu’une décroissance rapide de la demande de fossiles est une vue de l’esprit. Le scénario STEPS (State Policies Scenario) sur la base des politiques actuelles annoncées par les gouvernements conduit à une quasi-stagnation de la demande de pétrole avec un plateau de 104 mb/j jusqu’en 2030, puis un très lent déclin vers 95 mb/j en 2050 pour aboutir à +2,5°C. Cette lenteur du déclin s’explique d’abord par la croissance des besoins des pays en développement qui ne peut pas être compensé par le ralentissement un peu trop lent des besoins des pays industrialisés.
En ce qui concerne le pétrole, le scénario APC (Announced Pledges Case) – qui suppose la mise en œuvre de politiques volontaires pour respecter les différents engagements des pays s’inscrivant dans l’accord de Paris de 2015 et qui irait tout de même vers un pic de réchauffement de +1,7°C avant 2100 – arrive à une demande de pétrole de 55 mb/j en 2050 au lieu de 24 mb/j dans le NZE. On peut noter que ce scénario rentrerait complètement dans le cadre du budget carbone associé à l’objectif de tenir le réchauffement à moins de 2°C dans lequel, comme le montre le dernier rapport du GIEC, l’horizon de la neutralité carbone est repoussé à 2075[2]. C’est le quadruple du budget carbone du scénario +1,5°C, ce qui crée des marges de manœuvre importantes.
L’erreur de cibler d’abord les producteurs fossiles
Dans le raisonnement des experts activistes du climat, les producteurs seraient coupables d’entretenir la dépendance des consommateurs aux hydrocarbures en développant de nouveaux gisements. Ils seraient donc responsables des émissions de ceux qui consomment leurs produits. Selon les mêmes experts, les producteurs pourraient agir sur la consommation en se coordonnant pour réduire leurs productions et limiter l’offre mondiale. En conséquence si elle se réduit, les prix augmenteront et la demande se réduira, en ignorant que ce n’est pas l’offre qui précède la demande de pétrole, mais la demande qui précède l’offre du fait de sa relativement faible élasticité de court terme au prix et de son inertie de long terme dans un monde en croissance.
Ceux qui veulent éradiquer les fossiles ne peuvent pas admettre que la demande d’hydrocarbures ne s’infléchira pas avant 2030 pour le pétrole, 2035-2040 pour le gaz, comme le montrent tous les scénarios mondiaux réalistes comme ceux de l’AIE elle-même. Derrière ce manque de plasticité de la demande mondiale d’hydrocarbures, il y a le besoin croissant d’énergie des économies émergentes qui sortent de la pauvreté au fur et à mesure de leur développement industriel et de la croissance de leurs classes moyennes. Celles-ci achètent des voitures (qui s’avèrent indispensables dans les villes du Sud pour leur besoin de mobilité), des logements confortables, de l’électroménager et des climatiseurs. La demande d’électricité (produite en majeure partie par du charbon dans les grands émergents qui ont de telles ressources) continue aussi d’augmenter sous l’effet de cette croissance.
Dans un scénario (très peu probable) où tous les acteurs pétro-gaziers (majors, indépendants, compagnies nationales des pays producteurs, les compagnies publiques internationalisées comme les entreprises chinoises) répondraient à l’injonction de renoncer à tout investissement en exploration-production et en infrastructures d’exportation, la production mondiale sera rapidement insuffisante pour satisfaire la demande de pétrole et de gaz du fait de la décroissance des productions des puits en exploitation (diminution de 4% par an à attendre de la baisse de pression des champs en cours d’exploitation). Cette baisse de l’offre aura pour conséquence de propulser durablement le cours du baril et du m3 de gaz à des niveaux très élevés avec des effets récessifs importants sur les économies des pays vulnérables. La demande (peu élastique) sera toujours là sans que l’offre puisse répondre de façon habituelle à des prix élevés par le développement de nouvelles capacités.
Dans l’hypothèse où la coercition climatique ne serait imposée qu’aux majors (qui, précisons-le, ne produisent que 13% du pétrole mondial et détiennent une part équivalente des réserves mondiales), les autres producteurs de pétrole tels que les pays de l’OPEP et surtout les États du Golfe – qui disposent d'un pétrole très bon marché et qui ne subissent que peu de pressions pour limiter leur production – verront leurs parts de marché augmenter car ils ne manqueront pas d’investir dans de nouvelles capacités. Cela leur conférera un pouvoir de marché renforcé et un poids géopolitique considérable, jusqu'à ce que la consommation de pétrole diminue de manière plus marquée, c’est-à dire dans plus de vingt ans.
Le besoin de rationalité
Dans le contexte actuel très clivé, on ne peut plus vraiment débattre de façon mesurée de la nécessaire évolution de l’industrie pétrolière et gazière mondiale. La focalisation sur l’offre d’hydrocarbures est improductive, car elle débouchera immanquablement sur des flambées récurrentes de prix au détriment de tous, sauf des producteurs.
Ce n’est pas le projet de décarbonation qu’il s’agit de mettre en cause ici, mais la myopie qui conduit à vouloir détruire l’ancienne économie, celle des fossiles, avant d’avoir construit la nouvelle. Ceux qui veulent vraiment avancer dans la décarbonation doivent raisonner plus large. Il faut bien sûr exercer une pression sur les producteurs, et les inciter à utiliser plus avant leurs profits pour investir largement dans les solutions bas carbone, ce qu’ont d’ailleurs commencé à faire les majors européennes.
Mais il faut d’abord avancer sur la réduction de la demande mondiale de pétrole et de gaz avant de vouloir les faire sortir de leur métier de producteur. Il faut agir indirectement dans les pays développés par le passage progressif à la mobilité électrique, ce qui est bien engagé. Mais il faut surtout le faire dans les pays émergents : propulser le développement des infrastructures dans les transports, le logement, le système électrique, etc., pour ouvrir les marges de choix vers des mobilités bas carbone, des usages industriels moins carbonés ou des usages plus sobres, ce qui implique d’énormes mobilisations de capitaux. L’urgence climatique n’est pas un alibi pour prôner n’importe quelle solution dans la précipitation. Ce n’est pas parce qu’on se donne des objectifs très volontaristes qu’ils peuvent se réaliser, alors qu’ils peuvent avoir des effets contreproductifs importants.
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[1] Un budget carbone représente la limite supérieure des émissions de CO2 qui permettrait de rester en dessous d’une température moyenne mondiale donnée et de la probabilité (choisie) de rester en dessous de cet objectif.
[2] Voir le résumé pour les décideurs.