Quelle gouvernance pour l'Europe ? edit

19 juillet 2010

Mai 2010 restera dans l'histoire comme le début d’une plus grande solidarité économique dans l’Union européenne, avec une réponse en deux temps : le prêt consenti à la Grèce le 3 mai et le mécanisme de garanties massives décidé les 9 et 10 mai. Mais la forme que prendra cette union reste incertaine. La chancelière allemande souhaite une gouvernance par les règles, une discipline budgétaire restrictive et des punitions draconiennes pour les fautifs. Le président français souhaite une gouvernance par les dirigeants, les pays de la zone euro étant appelés à former une sorte de gouvernement économique qui détermine la politique de la zone euro en fonction des circonstances. Ni l’une ni l’autre de ces formules ne fonctionnera. La première est trop rigide et pose problème économiquement, la seconde est trop souple et pose problème politiquement. Aucune des deux, en outre, n’est très démocratique. La première substitue des règles insuffisamment souples, et la seconde des dirigeants excessivement souples, à un débat dûment mené, à des mécanismes institutionnels de surveillance, et à la délibération avec les Parlements. À un moment où les dirigeants européens demandent à leurs citoyens d’accepter une sévère austérité budgétaire au nom de l'Europe, il est essentiel de construire une gouvernance économique plus solide, qui soit aussi plus démocratique dans ses pratiques, et donc plus légitime.

Partons de la gouvernance économique de l’UE telle qu’elle se présente aujourd’hui. Les problèmes qu’elle pose ne se limitent pas à la forme de gouvernance, assise principalement sur des règles, mais concernent aussi son contenu. Des règles supposées valoir pour toutes les situations et inscrites dans la loi ne répondent pas aux besoins des marchés du XXIe siècle, où chaque décision d’un gouvernement est analysée dans ses avantages et ses inconvénients pour l'économie dans son ensemble. Les règles d’Angela Merkel appliquent à l’Europe du XXIe siècle une série de prescriptions qui ont fonctionné dans l’Allemagne du XXe siècle. Les marchés, et avec eux un ensemble croissant d'économistes, s’inquiètent des mesures d'austérité radicale imposées à la Grèce et désormais généralisées à l’ensemble de l’Europe, qui pourraient à leurs yeux retarder le retour de la croissance, mettre en péril le rétablissement, et même amener une déflation dans la zone euro.

Ce dont a besoin l'UE désormais, au-delà de pérenniser sous la forme d’un Fonds monétaire européen le mécanisme de garantie d'emprunt aujourd’hui nommé European Financial Stability Facility, est une approche plus fine de la gouvernance économique. Cela impliquerait de prendre en compte l'économie de l'UE comme un ensemble, en considérant l'interaction entre les différent modèles de croissance et de compétitivité des États-membres, ainsi que la série complète des facteurs économiques qui permettent pour chacun d’eux une croissance viable – y compris la productivité, le coût unitaire du travail, le taux d'emploi, la consommation, les déficits, le profil industriel, les excédents de compte courant, les niveaux de corruption, l'investissement dans la formation et la structure du marché du travail. Cela demanderait aussi que, pour les États-membres en très mauvaise posture, l'UE pense ce qui était jusqu'ici inconcevable, en permettant une restructuration de dette exceptionnelle ou une dévaluation monétaire via une sortie temporaire et limité de la zone euro vers le système monétaire européen ; le pays procédant à cette restructuration ou à cette dévaluation serait protégé par une autorisation d'emprunter auprès du Fonds monétaire européen. Un arrangement similaire pourrait concerner les membres de l’UE n’ayant pas adopté l’euro mais y ayant indexé leur monnaie.

Mais tout cela exige une façon différente d'envisager la fonction de surveillance, afin d’améliorer et non de réduire la démocratie et la légitimité de l'UE.

La manière dont la Commission et le Conseil envisagent aujourd’hui un approfondissement de la gouvernance économique est marquée de la même approche technocratique qui a depuis longtemps été critiquée pour son manque de démocratie et son peu de respect de la souveraineté nationale, du fait qu’elle soit décidée et mise en œuvre par des bureaucrates non élus agissant sur des critères jargonneux. C’est l’un des exemples les plus clairs des « politiques sans politique » (policies without politics) qui caractérisent l’Union européenne : des politiques qui faisaient l’objet de débats nationaux sur une base gauche/droite ont été transférées au niveau européen, où elles font l’objet de débats technocratiques conçus en termes d’intérêts. Bien que de temps en temps ces politiques dépolitisées fassent l’objet de discussions et de mobilisations transeuropéennes, comme on l’a vu avec la fameuse directive « Bolkestein » sur les service, la plupart passent inaperçues – des conditions des marchés publics qui pourraient avoir pour conséquence d’éjecter les petites associations du secteur des services sociaux, aux politiques d’immigration et de droit d’asile de plus en plus restrictives, en passant par les décisions de la Cour de Justice européenne qui limitent le droit de grève (décisions Laval et Viking). Même là où les politiques menées à l’échelle de l’UE sont incontestablement positives, par exemple quand elles garantissent des marchés plus concurrentiels ou une meilleure protection de l’environnement, elles tendent à ne laisser au niveau national que de la politique sans politiques, la sphère publique nationale s’appauvrissant à mesure que certains des problèmes les plus cruciaux politiquement sont transférés à l'UE. Le résultat est que les citoyens s’inquiètent de la perte de sens de leur démocratie nationale et s’interrogent quant à la légitimité des politiques conduites au niveau de l'UE.

On peut imaginer une autre façon de développer et d’approfondir la gouvernance économique européenne, qui pourrait être l’occasion d’améliorer la démocratie et d’associer plus étroitement les politiques avec la politique, aussi bien au niveau de l'UE qu’au niveau national. On pourrait procéder ainsi. Sur une base annuelle, la Commission, après une vaste consultation auprès des ministères de Finances des États-membres, des think tanks économiques et la société civile, mais aussi en dialogue avec la Banque centrale européenne, propose des recommandations économiques générales. Le Conseil en débat et précise sa position, conjointement avec le Parlement européen et en fonction des logiques politiques formulées sur la base droite/gauche qui structurent ces deux institutions. Notons au passage que cela pourrait être l’occasion pour le Parlement européen d’utiliser la procédure de consultation des parlements nationaux introduite dans le Traité de Lisbonne. La position du Conseil et du Parlement pourrait alors être traduite dans des recommandations plus raffinées par la Commission ou par des corps d’experts indépendants, en se basant sur les budgets proposés par les gouvernements des États-membres ; et les Parlements nationaux pourraient les prendre en compte au moment de débattre et de voter le budget national. Cela permettrait une meilleure convergence des débats nationaux sur les problèmes ou les inquiétudes liés à l’UE ; cela permettrait aussi de produire un discours public qui pourrait donner une plus grande légitimité à l’UE (si le Parlement est d'accord avec les recommandations de la Commission), mais aussi un sens plus profond de la solidarité économique et sans doute de l’identité européennes. Ce modèle plus démocratique de gouvernance économique, combiné à une surveillance améliorée et plus souple, permettrait de rendre les modèles de dépenses nationaux plus réalistes, plus responsables, plus tenables. On peut conjecturer que cela permettrait de promouvoir des réformes économiques pour une croissance soutenable tout en rassurant les marchés.

Si l’on veut améliorer la gouvernance économique européenne, la rendre plus crédible pour les marchés et plus tenable dans les capitales nationales, il faut revenir à la démocratie et à une politique économique avec la politique ; nos propositions sont une modeste suggestion pour entamer le processus de redémocratisation de l'UE.