Zéro SDF: et après? edit

26 novembre 2019

Nous sommes en 2030, dans une grande ville européenne. Ce pourrait être Manchester, Helsinki ou Paris. Qu’importe. Il y a environ dix ans, la municipalité s’est assigné l’objectif zéro SDF. Elle s’y est astreint et a réussi. Le « sans-abrisme », comme on appelle le phénomène dans les cercles experts, a été éradiqué.

L’initiative intégrée pour mettre fin au sans-abrisme, lancée en 2019, s’avère couronnée de succès. Ces résultats procèdent d’un mélange de programmes « logement d’abord » (il s’agit de placer les sans-abri dans des logements autonomes et non dans des centres ou hôtels coûteux), d’investissements dans la prise en charge des troubles psychiques et de mesures plutôt strictes de lutte contre les incivilités. Aucun sans-abri, aucune tente, aucune trace de campement précaire, aucun mendiant dans les rues. En une dizaine d’années, la plupart des SDF ont accédé à un logement stable et à un accompagnement adapté. Une partie d’entre eux, en délicatesse juridique avec le droit de séjour, ont quitté la ville et le pays.

Quoi que l’on pense aujourd’hui – nous sommes toujours en 2030 – des actions menées et de leurs bases idéologiques, les conséquences sont manifestement évidentes. Aucun habitant, aucun touriste, aucun passant ne note la présence de sans-abri. L’atmosphère a cependant quelque chose d’étrange. Que manque-t-il à l’espace public ?

Sans-abri et mendiants font défaut. Ils manquent. Avoir mis fin au sans-abrisme ne saurait être critiqué. Mais certains effets inattendus méritent d’être décortiqués. Pour enquêter, la sociologie de qualité s’impose. En 1972, le spécialiste de la pauvreté, Herbert Gans a publié, dans la prestigieuse revue American Journal of Sociology un article au titre qui pourrait paraître maintenant provocateur. Dans ce papier sur « Les fonctions positives de la pauvreté », qu’il est bon de relire en 2030, Gans détaille les avantages tirés par les classes favorisées de l’existence de la pauvreté et des pauvres. L’auteur soutient que dans les sociétés riches, les études sur la pauvreté s’intéressent seulement à ce qui est négatif et dysfonctionnel, tant pour les pauvres eux-mêmes que pour la nation. À rebours de cette orientation, le sociologue s’est évertué à identifier une quinzaine de « fonctions positives de la pauvreté ».
Armé de cette approche originale, il devient loisible de regarder ce qui est étrange dans l’absence des sans-abri. Sans eux, certaines fonctions économiques, sociales et urbaines ne sont plus remplies.

Les fonctions positives des SDF

Les pauvres ont une fonction économique traditionnelle consistant à faire le « sale boulot ». Ce n’était pas forcément le cas dans la France de la fin des années 2010, mais dans d’innombrables villes dans le monde, les très pauvres assurent généralement des tâches dites de très bas-étage. Ils contribuent notamment au nettoyage des rues, au recyclage des déchets. Dans les métropoles américaines, les homeless se livrent encore au « canning » : ils recherchent dans les poubelles et sur les trottoirs les cannettes et autres bouteilles qui leur seront rachetées afin d’être recyclées. Dans les villes européennes, les sans-abri fouillaient les poubelles parfois pour se nourrir, souvent pour récupérer des matériaux à revendre et recycler. Ces activités et métiers informels, indignes et dangereux ont, en 2030, été systématiquement remplacés par des robots et des capteurs incarnant une « smart city » de la propreté.

Une autre fonction économique du « sans-abrisme » n’a jamais vraiment concerné les plus défavorisés français, mais a été au cœur de bien des débats anglo-saxons. Quand les tests médicaux et le don de sang sont rémunérés, les incitations sont fortes pour ceux qui ne disposent pas de grand-chose. Mais là aussi le progrès technique efface ces nécessités des uns qui sont les opportunités des autres. En 2030, il n’est plus possible de voir des sans-abri faire la queue devant des laboratoires. La biologie synthétique annule le commerce du sang.

Une troisième fonction économique, décriée quelquefois avec cynisme, est plus évidente. Les sans-abri procurent du travail à des institutions et des professionnels, au sein d’associations et de services publics. Pendant plusieurs décennies, la question SDF a créé des emplois. L’atteinte de l’objectif zéro SDF a dû s’accompagner d’un effort considérable de management et de restructuration. C’est tout le secteur et l’industrie de l’hébergement qui ont été radicalement transformés, surtout depuis la mise en œuvre radicale de la stratégie « logement d’abord », reposant sur la fermeture de la quasi-intégralité des centres d’hébergement. En 2030, il n’est certainement aucun travailleur social pour se plaindre ouvertement de la fin du sans-abrisme. Mais certains regrettent les temps glorieux de leur carrière professionnelle, qui les faisaient notamment passer dans les médias et fréquenter les couloirs des pouvoirs.

Une dernière fonction économique de la pauvreté et du sans-abrisme a trait à la consommation. Les SDF consommaient des biens dont les autres ne voulaient pas. Il en allait d’aliments tout juste périmés, de vêtements de troisième ou quatrième main, de vieilles tentes et vieux sacs de couchage. Tout ceci, aujourd’hui, quand il n’y a plus de sans-abri, n’a plus de véritable utilité.

De l’utilité des SDF

Sur le volet social, une des principales contributions de l’existence des sans-abri était au maintien de l’ordre social. Sans-abri, vagabonds, clochards pouvaient être identifiés et punis comme des déviants aux comportements asociaux et dangereux. Plus globalement, et loin des seules préoccupations sécuritaires ou morales, l’existence de SDF a une fonction sociale d’importance. Parce qu’ils font peur mais aussi parce que ce qu’ils font serait limité à des cas particuliers et pendables, ils contribuent à la légitimité des normes sociales en vigueur. Quand ils disparaissent, c’est tout un ensemble de comportements qui deviennent moins immédiatement critiquables car moins aisément attribuables à une catégorie de la population. Il en va ainsi notamment de la consommation d’alcool ou de de drogues. Moins condamnables peut-être, de tels usages deviennent plus difficilement contrôlables. En 2030, puisqu’il n’y a plus dans les rues de personnes détruites par ces addictions, les consommations paraissent plus difficiles à dénoncer. Sans personnes suspectes et marginales auxquelles les associer, les addictions lourdes peuvent augmenter.

Plus largement, le sans-abrisme contribuait à la stratification sociale et au statu quo. Un tel problème social, aussi visible, garantit le statut de ceux qui ne sont pas aussi démunis que les sans-abri. Disposer de SDF dans les rues autorise une comparaison permanente et une classification constante des gens. L’existence des SDF permet de faire peur, de se faire peur et de se différencier.

Sur un plan cette fois-ci culturel, les sans-abri et les parties des villes où ils avaient l’habitude de vivre ont longtemps été des sources d’inspiration particulière. Les rues aseptisées de 2030 risquent d’être un peu moins inspirantes pour le poète ou le cinéaste. Une smart city stérilisée n’est pas forcément très attractive pour toute une série d’artistes. Dans une certaine mesure, l’originalité culturelle repose sur la marginalité sociale. Sans aucun sans-abri à l’horizon et sans quartier socialement exotique, la vie urbaine s’affadit en partie.

En un sens bien plus spirituel, la disparition des sans-abri et mendiants constitue un problème éminent. Il y a encore quelques années, les habitants avaient la possibilité de donner un peu de monnaie ou des tickets restaurants (avant qu’ils ne soient dématérialisés) à des personnes dont l’exposé des malheurs les émouvait. En 2030, il n’est plus possible d’avoir pitié quand les personnes et problèmes semblent s’être évanouis. Il n’est plus possible non plus de faire du bien et de se racheter. Le sans-abrisme présentait fonctionnellement un très grand avantage pour les affaires charitables. Il autorisait les autres habitants et passants à acheter un peu de rédemption et de salut.

Sans-abri et sans-abrisme étaient donc à la fois économiquement et socialement utiles. Ils l’étaient aussi politiquement. S’ils contribuaient eux-mêmes peu à la vie politique – car votant rarement -, ils étaient devenus un thème majeur du débat public et des campagnes électorales. D’ailleurs nombre de responsables politiques nationaux et locaux avaient pu promettre l’objectif zéro SDF sans vraiment se donner les moyens de l’atteindre. Le sans-abrisme a ainsi longtemps campé au centre d’importantes controverses. Sans sans-abri, les discussions sur la grande pauvreté sont terminées. Celles sur les inégalités sont atténuées. Et pourtant, même si leur visibilité a diminué, ces problèmes demeurent.

Une prospective seulement cynique?

Cette analyse fonctionnelle et fictionnelle semblera un brin cynique. Il y a de la vérité en elle, même si cette part significative de la réalité peut être difficile à digérer. Envisager une ville sans SDF est une façon de souligner combien le sujet est certes compliqué, mais aussi fait d’enjeux composites et contradictoires.

Pour se faire une idée de la nécessité – si l’on ose dire – des sans-abri, il faut quitter le futur et le présent, pour revenir à un passé pas trop lointain. Après la chute du mur de Berlin puis de l’URSS, sans-abri et mendiants ont fait leur réapparition. Cette renaissance a alors été décrite comme un retour à la normalité. Dans les villes des paradis soviétiques, les SDF n’avaient pas droit de cité et étaient cachés ou enfermés. Une conclusion générale s’impose : pouvoir distinguer quelques sans-abri en ville est aussi un effet de la liberté.

Toutefois, l’ultime vérité, valable en 2030 comme en 2020, réside certainement dans le fait qu’aucune personne qui a été un jour sans-abri ne le regrette. Assurément les avantages humains à ne pas avoir de SDF dans les espaces publics dépassent les désavantages fonctionnels liés à leur absence.