Vers des dotations en capital pour les jeunes? edit

16 septembre 2019

Dans les cénacles académiques et politiques intéressés par les politiques familiales et sociales, l’idée d’un revenu universel était ponctuellement avancée et rejetée depuis les années 1970. Elle est revenue en force pendant la campagne présidentielle de 2017. Sous la forme d’un impôt négatif ou d’une allocation forfaitaire, diverses philosophies sous-tendent des propositions aux formules variées qui émanent d’un spectre idéologique large. Dans cette tradition de recommandations originales, une autre option, devenue une initiative dans quelques pays (Royaume-Uni, Canada, Hongrie, Australie, Singapour), fait son chemin. Elle consiste à doter chaque nouveau-né d’un capital de départ. À l’âge adulte l’enfant disposera de la somme de ce qui aura été versé par les pouvoirs publics et par ses proches, avec les intérêts, sur un compte d’épargne bloquée.

Ni le bénéficiaire ni ses parents ne seront autorisés à opérer des retraits avant sa majorité. La dotation porte ainsi des intérêts et se développe en même temps que l’enfant. La durée de la période d’accumulation peut assurer aux intéressés un capital substantiel, ouvrant la perspective de nouvelles égalités d’opportunité au moment de se lancer dans la vie active ou dans des études.

Une idée née aux États-Unis et mise en œuvre, un temps, au Royaume-Uni

Depuis le milieu des années 1990 des juristes et des économistes américains invitent à revoir en profondeur le système de transferts sociaux dans une visée d’encouragement de l’épargne et de la responsabilité. La lutte contre la pauvreté et le soutien aux jeunes ne devraient plus passer par la seule assistance des parents mais par la constitution d’un patrimoine pour l’enfant. Le projet est qu’à sa majorité un jeune puisse disposer d’une somme importante lui permettant d’envisager sa première période d’investissement universitaire et/ou professionnel avec une réelle égalité des chances. Il s’agit de programmes ressemblant à une retraite en capital, celle-ci étant servie au début plutôt qu’à la fin de la vie adulte.

Des experts ont ainsi proposé que tous les jeunes Américains se voient attribuer, à 21 ans, une allocation de 80 000 dollars sans condition de ressources personnelles et/ou familiales[1]. Sans condition d’utilisation, l’allocation pourrait être utilisée pour investir dans un logement, des études, des entreprises, des voyages. Mais si la société doit investir dans la jeunesse, pourquoi n’intervenir qu’à partir de 21 ans ? Pour les promoteurs du dispositif, il est implicite qu’investir avant cet âge signifie distribuer de l’argent à des services pour enfants et non directement aux jeunes. En outre, la situation des jeunes adultes est, dans un environnement économique très agressif, la plus délicate.

Cette idée née aux États-Unis, qui pose bien des problèmes de financement (elle suppose une refonte intégrale des impôts sur les successions) et de mise en œuvre concrète, ne s’est pas incarnée dans des décisions. Parallèlement aux débats américains l’idée a été reprise par les intellectuels proches du New Labour de Tony Blair et traduite dans les faits sous la forme de comptes alimentés dès la naissance. Au début des années 2000, le gouvernement britannique a innové en créant le child trust fund (ctf), un dispositif qui consistait à accorder une dotation en capital aux jeunes. Les pouvoirs publics leur ouvraient un compte, à la naissance.

Le dispositif a été supprimé, mais son principe conserve son intérêt. Le gouvernement britannique versait à chaque nouveau-né, sur un fonds défiscalisé, une somme équivalente à 350 euros (700 euros pour les enfants pauvres). Selon le concept en vogue à Londres dit d’“ universalité progressive ” (un peu pour tout le monde, un peu plus pour les plus pauvres), tous les enfants étaient éligibles au dispositif et les plus modestes percevaient des sommes plus importantes. Les parents pouvaient abonder le compte à hauteur de 1 700 euros par an. Le gouvernement s’était engagé à un abondement équivalent à son financement de départ au moment au septième anniversaire des enfants. Il s’était également engagé à des paiements additionnels pour les familles modestes.

Le principe du ctf, avant d’être supprimé, a essaimé dans le monde. L’idée de ces fonds pour les enfants a ainsi été instaurée en 2004, sous une forme singulière, au Canada. Un “ bon d’études ” y est octroyé à la naissance pour les enfants des familles modestes. Chaque année le compte est crédité par le gouvernement. Les sommes sont versées sur un compte épargne directement dédié, à terme, aux études supérieures de l’enfant.

Aux États-Unis, des parlementaires républicains et démocrates ont déposé ensemble une proposition de loi, au milieu des années 2000, pour la création de Kids Accounts. Selon ce projet, tous les enfants auraient reçu sur un compte personnel 500 dollars, avec des abondements possibles. À compter de 30 ans, et sous condition d’atteinte d’un certain plancher de ressources, les bénéficiaires auraient pu commencer à rembourser leur dotation initiale.

Rien ne dit que ce projet verra le jour, mais le débat a bien été lancé outre-Atlantique. Pour l’élection de 2016, l’idée était soutenue par la candidate Hillary Clinton. Pour l’élection de 2020, elle est reprise par certains des candidats à la primaire démocrate. Le sénateur du New Jersey Cory Booker propose ainsi des « baby bonds »,  des fonds dotés jusqu’à 50 000 dollars par enfant à utiliser pour régler des frais d’université, démarrer son entreprise, constituer un apport pour s’acheter une maison.

Une idée importable en France?

Inspirés à la fois des principes de la microfinance, comme aide à la constitution d’un patrimoine pour les pauvres, et des propositions de revenu universel, comme protection de tout citoyen, ces réalisations ou ces projets aspirent à la redistribution du patrimoine, par la constitution d’un capital.

L’objectif de cette constitution d’épargne tout au long de l’enfance est de responsabiliser, d’investir dans le futur, et, partant, de réformer l’État providence. Prosaïquement, l’idée se défend, par rapport aux prestations mensuelles. Ces dernières changent les consommations d’un jeune et les menus de ses repas. Les dotations en capital peuvent changer les perspectives dans la vie. Une dotation en capital change ses perspectives de vie.

On pourrait penser que l’introduction d’un tel dispositif dans le contexte français présenterait bien des défauts. Il ne pourrait s’agir que d’un gadget ajouté à la mosaïque des interventions et des dépenses publiques. Cela n’aurait pas d’impact immédiat sur la situation financière des familles et des enfants (un compte bloqué diminuerait même les ressources immédiatement disponibles). Au fond, un tel dispositif qui ne s’intéresse qu’au long terme heurte frontalement les compromis hexagonaux consistant à aider les familles au quotidien pour “ l’entretien ” des enfants, sur des modes assuranciels ou assistanciels.

La discussion d’une telle innovation est cependant une manière originale et fondée de traiter les questions d’égalité de chance et de réduction des inégalités de revenus et de patrimoine. Sur des thèmes aussi importants que la pauvreté des enfants, l’autonomie des jeunes adultes, les solidarités entre générations, il y a là assurément une piste à envisager avec rigueur, sans qu’elle soit nécessairement à suivre.

La création de tels fonds – sur des modalités qui seraient largement à explorer – répond concrètement à bien des souhaits et des aspirations. En particulier ces fonds peuvent être une véritable contrepartie à l’endettement public aujourd’hui imposé aux enfants. Ils ne visent pas la solvabilisation des familles actuelles, mais leur soutien dans la préparation de l’avenir de leurs enfants.

Matériellement, il serait impossible de créer et de financer ex nihilo de tels fonds. À imaginer un premier versement à la naissance de 500 € pour 800 000 enfants, on aboutit à un coût de 400 millions d’euros. Il paraît difficile d’envisager une telle dépense, à laquelle s’ajouteraient les années suivantes des dépenses relatives aux abondements publics supplémentaires aux autres âges des enfants. On pourrait cependant envisager qu’une fraction du montant des prestations familiales soit versée sur des comptes bloqués pour les enfants.

Bien plus volontariste, mais exactement dans la logique des projets redistributifs en trame de certaines philosophies sous-jacentes à ces dotations, Thomas Piketty propose dans son dernier gros volume (Capital et Idéologie, 2019) un puissant mécanisme de circulation du capital et de la propriété. Un impôt à barème progressif sur le patrimoine, qui drainerait une recette de l’ordre de 5 % du PIB, permettrait de financer une dotation en capital universelle et à montant élevé. Celle-ci, versée à 25 ans, serait de 120 000 euros.

Une autre option, assise sur une philosophie différente de la responsabilité et de la propriété, serait de passer par des prêts à caution publique et à remboursement contingent. C’est-à-dire des prêts dont le risque est assuré par la collectivité, et dont les remboursements seront effectués à partir de l’atteinte d’un certain niveau de revenus. Plusieurs propositions en ce sens ont déjà pu être émises. La dernière en date est amenée par Marie-Claire Carrère-Gee, candidate à la mairie de Paris et ancienne secrétaire générale adjointe de l’Élysée. Le projet de « capital jeune Parisien » consiste en un prêt jusqu’à 50 000 euros pour les jeunes entre 18 et 25 ans, avec la caution de la ville de Paris, remboursable 6 ans après, avec des mensualités adaptées aux revenus d’activité.

Dans une certaine mesure ces scénarios variés s’inscrivent dans une perspective commune, celle dite de l’investissement social et de la pré-distribution. Quelle est l’idée derrière ces expressions qui s’imposent progressivement dans la littérature internationale ? Elle est, au fond, très simple. Il vaut mieux prévenir que guérir. Plutôt que redistribuer a posteriori, il vaut mieux pré-distribuer a priori. Plutôt que de s’échiner en aides sociales, prestations chômage et stages de reconversion plus ou moins utiles, l’accent doit être mis sur un investissement massif : très tôt dans l’éducation puis dans de la formation de qualité. Une telle orientation peut passer par des services universels de qualité, mais aussi par ce système de dotation universelle. D’un État providence réparateur et re-distributeur, on passe à un État investisseur et pré-distributeur.

Rénovant de manière assez originale les fondements et les objectifs des politiques de redistribution, en particulier des familiales, ces initiatives prêtent naturellement aux débats de fond. Parmi les questions qu’ils soulèvent, il faut savoir si ces fonds doivent seulement compléter, ou bien s’ils doivent remplacer les systèmes en place de garantie de ressources et d’assistance. On ne saurait se prononcer pour dire s’il serait véritablement efficace de développer de tels dispositifs en France. On peut seulement dire que les débats et controverses qu’ils ouvrent et rouvrent sont de ceux qui se trouvent au cœur des discussions qui ont lieu autour de la politique familiale. Aux trois échelles internationale, nationale et locale.

[1] Bruce Ackerman, Anne Alstott, The Stakeholder Society, New Heaven, Yale University Press, 1999.