L’avenir des médias: se transformer ou disparaître edit

26 février 2019

Alors que la crise des Gilets jaunes perd de son intensité, le débat sur l’évolution de l’information continue tant il est évident que la crise sociale actuelle a mis en lumière des phénomènes préoccupants, en partie occultés jusqu’à présent, mais qui se manifestent en fait depuis plusieurs années.

Pour s’en convaincre, il est intéressant de se référer à un ouvrage paru récemment en anglais qui trace un panorama saisissant de cette évolution et des défis gigantesques auxquels se heurtent les acteurs des médias pour continuer à fournir une information complète et respectueuse du pluralisme. Il s’agit de Breaking News, dont l’auteur Alan Rusbridger a dirigé le Guardian pendant plus de  vingt ans, de 1995 à 2016.

Ce patron de presse très respecté dans le monde anglo-saxon a souhaité analyser à partir de son expérience personnelle le parcours des journaux face à une révolution numérique dont les métamorphoses successives ont constamment apporté un démenti aux prévisions qui   semblaient les plus réalistes.

La fin du monopole du papier

Rusbridger fait d’abord  part de sa perplexité quand, à la fin du 20e siècle, il est apparu que la marche tranquille des journaux reposant sur le monopole du papier devait désormais trouver d’autres voies pour offrir un contenu sur Internet à un nombre croissant de lecteurs. Le côté positif de cette évolution est qu’elle mettait un terme aux limites géographiques de la circulation du Guardian. Celui-ci était désormais accessible instantanément dans toute la communauté anglophone et notamment aux États-Unis et en Australie même s’il fallait tenir compte du décalage horaire.

Cette nouvelle forme d’ubiquité ne pouvait cependant manquer d’influer considérablement le contenu. Il fallait satisfaire un public dispersé et hétérogène et, surtout, tenir compte des réactions des lecteurs. Alors qu’à l’ère de l’écrit le courrier des lecteurs  se limitait à  un flux restreint de lettres qu’on dépouillait en prenant son temps, avec Internet, les messages se sont multipliés, contenant aussi bien des compléments d’information que des critiques virulentes et exigeant des réponses instantanées. La direction du journal a donc dû très rapidement inciter les journalistes à sortir de leur tour d’ivoire et à rester en permanence à l’écoute d’un public de plus en plus réactif et exigeant.

Les premières années du 21e siècle ont apporté d’autres surprises qui ont durablement déstabilisé l’édifice sur lequel reposaient la pérennité et le prospérité de la presse. On a tout d’abord assisté à un abandon rapide et massif du papier au profit d’une multitude de sources d’information consultables gratuitement sur le net. Les ventes du Guardian comme de ses concurrents londoniens se sont effondrées en quelques années, privant le journal d’une ressource essentielle et l’obligeant à se battre quotidiennement face à de nouveaux concurrents numériques venant des États-Unis comme le Huffington Post, Buzzfeed ou Politico.

Une concurrence multiple et sans contrôle

Cette concurrence s’est exacerbée à partir de 2005 en raison de l’essor des plateformes numériques, notamment Facebook et YouTube, filiale de Google. Celles-ci ont pillé allégrement les contenus des journaux et sont rapidement devenues un point d’entrée majeur sur ces contenus, fournissant gratuitement des contenus adaptés aux goûts des internautes grâce à des algorithmes de plus en plus sophistiqués. La communauté de lecteurs que le Guardian s’efforçait de constituer se trouvait en concurrence avec des communautés d’amis de Facebook de plus en plus homogènes et exploitées commercialement par ce nouveau géant de la communication.

Le journal en prenant conscience du déclin irréversible du papier avait fait très tôt le choix d’un développement massif sur son support numérique en faisant le pari que les recettes publicitaires sur le net compenseraient la chute des revenus de publicité commerciale et d’annonces classées sur le papier.

Comme le souligne Rusbridger, ce défi fut en partie relevé. Le Guardian, grâce notamment à son implantation aux États-Unis où il dispose d’une rédaction importante à New-York, est devenu un des sites anglophones d’information les plus consultés avec plus de 100 millions de visiteurs uniques par mois. Ce résultat remarquable n’a pu être atteint que par une réorganisation complète et douloureuse du fonctionnement de la rédaction. Il a fallu convaincre les journalistes attachés au rituel quotidien du papier de s’adapter au rythme effréné d’Internet ce qui a débouché sur la fusion des rédactions du papier et du Web alors qu’auparavant elles travaillaient séparément. Désormais, les articles sont diffusés en priorité sur le Web et seule une sélection d’entre eux est reprise en fin de journée pour l’édition sur papier. Simultanément et pour conquérir de nouveaux lecteurs le journal s’est engagé dans des opérations d’investigation à haut risque en rendant publics les Wikileaks puis en 2016  une sélection des documents ultraconfidentiels fournis par l’informaticien américain  Snowden ce qui a suscité la fureur de l’administration américaine et une réaction violente du gouvernement britannique qui n’a pas pu cependant bloquer la publication de ces documents.

En revanche, les revenus n’ont pas suivi ces succès éditoriaux. Les annonces classées ont été aspirées par des sites d’annonces gratuites comme Craigslist et les plateformes ont capté plus de 70% des publicités numériques, ne laissant aux sites de presse que des recettes marginales.

À partir de 2015, le grand quotidien londonien a donc affronté une crise financière majeure qui a d’ailleurs contribué au départ de Rusbridger. Le Guardian ayant toujours refusé de se convertir à l’abonnement numérique payant, à l’instar du New-York Times, l’écart entre des recettes  publicitaires en déclin et le coût d’une rédaction de 600 journalistes, nécessaire pour bien couvrir une actualité mondiale, était devenu ingérable.

Se refusant toujours à la mise en place d’un paywall , un système qui oblige les internautes à souscrire à un abonnement s’ils veulent lire plus de six ou sept articles par mois et qui s’est généralisé des deux côtés de l’Atlantique, le Guardian a choisi une autre option. Il propose à ses lecteurs une sorte d’abonnement volontaire. Tout en conservant le principe de l’accès gratuit à son site, il fait appel à la solidarité des internautes en leur demandant de verser chaque année 100 à 200 livres. Ce dispositif original a bénéficié d’un accueil inespéré. Plus de 100 000 lecteurs ont accepté de souscrire ce qui a permis au journal de se rapprocher de l’équilibre.

Un avenir incertain

Dans sa conclusion, Rusbridger se garde bien cependant de crier victoire. Il insiste sur la grande fragilité de la presse qui sera obligée à moyen terme d’abandonner le papier sans avoir la garantie de trouver les financements nécessaires pour assurer sa mission d’information. Il montre aussi que les rédactions sont obligées de se remettre en cause en permanence pour affronter le déferlement de nouvelles plus ou moins exactes et rarement vérifiées dont les plateformes telles que Facebook se font les instruments. La tentation pour beaucoup de journalistes est de rester devant leurs écrans au lieu d’aller sur le terrain pour enquêter et écouter les gens. Or, les enquêtes de fond coûtent très cher et beaucoup de médias y renoncent. Personne ne peut dire si un Guardian multipolaire et numérique pourra relever ces défis au cours de la prochaine décennie.

Ces questions sont évidemment les mêmes que celles qui se posent aux médias écrits et audiovisuels français. Comment sauver la qualité de l’information mise à mal par la couverture souvent erratique de la crise des Gilets jaunes ? Faut-il prévoir de nouvelles formes de réglementation publique concernant notamment Facebook que les parlementaires britanniques qualifient dans un récent rapport de « gangster d’Internet » ?

L’essai de l’ancien directeur du Guardian instruit un débat important dont la conclusion reste bien incertaine.