Les pauvres ce sont les 10% les moins riches edit

3 septembre 2020

Les analyses autour de la pauvreté se sophistiquent toujours davantage, au point de s’y perdre. Les définitions des uns ne correspondent pas forcément à celles des autres. Des controverses classiques se nourrissent d’importants débats philosophiques et méthodologiques sur les vertus respectives des approches relatives ou absolues. Les premières abordent plutôt les inégalités. Les secondes traitent d’un dénuement extrême qui n’est pas fonction des autres situations.

Un brouillard de données

Dans les pays riches, la pauvreté revient maintenant communément à évaluer des niveaux de vie (les revenus après transferts socio-fiscaux), à fixer un seuil conventionnel en dessous duquel se trouvent les pauvres et à compter les individus et ménages ainsi délimités.

Habituellement, en France, la pauvreté se mesure de la sorte, à l’aune d’une caractérisation relative qui s’est peu à peu imposée. Sont pauvres les individus qui se trouvent sous un seuil fixé à 60% du niveau de vie médian. Dans l’Union européenne, ces mêmes personnes sont dites « à risque de pauvreté ». Être « à risque de pauvreté », c’est se trouver dans un ménage dont les revenus, après transferts, sont inférieurs à 60% du revenu médian. Dans l’approche européenne, la pauvreté est fondamentalement considérée comme un phénomène multidimensionnel, non uniquement fondé sur la faiblesse des revenus. D’où la formule employée de « à risque de pauvreté », lorsqu’il est fait référence aux personnes dont le revenu est inférieur à 60% du revenu médian. Car la pauvreté ne se résume pas à la modestie des ressources financières.

Deux problèmes surgissent. D’abord, celui du seuil lui-même. À l’origine, en France et dans l’Union européenne, dans les années 1970, les experts avaient proposé 50% de la moyenne des revenus. Puis nous sommes passés de la moyenne à la médiane (meilleure approche d’une dispersion) et du seuil fixé à 50% à un seuil fixé à 60%, augmentant mécaniquement la pauvreté évaluée. Ce sujet du seuil alimente un éternel débat sur le « bon » seuil, fait d’économétrie et de considérations morales. En tout cas, aujourd’hui en France, au seuil à 60% de la médiane des niveaux de vie - le plus habituellement employé - on trouve 14% de pauvres. Au seuil de 50% (souvent utilisé par des experts, notamment au sein de l'OCDE), on compte 8 % de pauvres. Et si on prend un seuil à 40% alors le taux de pauvreté est de 4 %. Tout se défend.

Mais ceci amène un deuxième problème : la profusion des chiffres et leur difficile appréhension par le grand public. Tel qu’envisagée depuis des années, la donnée, français et européenne, sur la pauvreté s’explique malaisément. L’aptitude moyenne en mathématique étant ce qu’elle est, il n’est pas du tout évident qu’une majorité de nos concitoyens saisissent bien de quoi il s’agit. Savoir ce que désigne une médiane n’est pas donné à tout le monde.

À cette complexité inhérente à l’approche en niveaux de vie s’ajoutent toutes les complexités rattachées aux autres approches de la pauvreté. Des méthodes toujours plus élaborées complètent le procédé devenu, avec le temps, repère dans le débat public. La pauvreté s’apprécie ainsi souvent en « conditions de vie ». A l’échelle européenne, par exemple, la statistique mesure un indicateur de « privation matérielle ». Celui-ci rend compte de la proportion de personnes vivant dans des ménages ne disposant pas d’au moins trois des neuf éléments suivants : 1/ capacités à satisfaire des dépenses imprévues, 2/ une semaine de vacances par an, 3/ capacités de payer ses prêts, 4/ un repas avec viande, poulet ou poisson au moins tous les deux jours, 5/ un logement au chauffage adéquat, 6/ une machine à laver, 7/ une télévision couleur, 8/ un téléphone, 9/ une voiture personnelle. La privation matérielle est dite « sévère » quand les ménages ne disposent pas d’au moins quatre de ces éléments. Il y a généralement des recoupements et chevauchements entre pauvreté en niveaux de vie et en conditions de vie, mais pas forcément.

Au niveau de l’Union européenne, pour suivre les objectifs communautaires, ce ne sont plus seulement les ménages « à risque de pauvreté » qui sont comptés, mais ceux « à risque de pauvreté et d’exclusion ». Trois critères sont mobilisés : risque de pauvreté (approche en niveaux de vie) ; dénuement matériel (approche en conditions de vie) ; fait de vivre dans des ménages sans emploi.

Désormais les chiffres abondent dans le débat public. De l’INSEE à la Banque mondiale en passant par Eurostat l’inventivité retentit dans les bases de données. Multidimensionnelle, la pauvreté ne saurait assurément se limiter à un indicateur chiffré. Ses multiples dimensions (revenus, logement, santé, emploi, etc.) appellent chacune leur détermination, spécifiquement ou bien dans des tableaux de bord, voire dans des indicateurs composites. On invente donc sans cesse, ou presque, de nouvelles délimitations à la pauvreté. À l’échelle internationale, l’indice de développement humain (IDH) et un récent indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) cherchent à cerner la pauvreté sans la limiter aux seuls revenus. Il y a quelques années, la mode a été à la pauvreté dite ancrée dans le temps, en prenant un seuil de pauvreté une année donnée et en ne le faisant varier que de l’inflation.

Ces conventions statistiques ont bien des qualités. Elles autorisent un suivi longitudinal des phénomènes qu’elles couvrent. Elles présentent le défaut de leur illisibilité pour la plus grande partie de nos concitoyens.

L’ensemble intéresse bien davantage les experts que le commun des mortels cherchant à s’informer. Ceci ne serait pas grave si le thème n’avait pas tant de conséquences démocratiques. Le calcul du PIB peut tout à fait dépasser l’entendement commun, personne ne craint immédiatement pour son PIB.

Une option de simplicité

Alors que faire ? Faire simple s’impose. Une orientation tout à fait compréhensible consiste à dire que les pauvres ce sont les 10 % les moins riches. Bien entendu, choisir 15 %, 5 % ou même 1 % reste possible. Le principal défaut d’une telle option réside dans l’impossibilité arithmétique de réduire la pauvreté, à taux donné. Il y aura toujours 10 % de moins riches. En proportion, la pauvreté n’augmenterait ni ne diminuerait jamais. En volume, dans un pays à croissance démographique, le nombre de pauvres, lui, augmenterait, au rythme de la population. Inversement, dans les pays en déclin démographique le nombre de pauvres irait inéluctablement à la baisse.

 

Les avantages gagnent à être cités. Outre la bonne compréhension par tout un chacun, la méthode ouvre sur toutes les dimensions de la pauvreté. Chaque année, modulo la disponibilité des données, la situation des pauvres se décrit pour le logement, l’endettement, le travail, la situation familiale, le niveau de vie, la santé, etc. Bref, estimer que les pauvres se situent dans le premier décile de la distribution des revenus, ou, plus précisément, des niveaux de vie, autorise le portrait de l’ensemble de leurs difficultés. Avec, chaque année, les évolutions favorables et défavorables. Politiquement, la perspective a probablement moins d’attrait que la bagarre annuelle autour du chiffre de la pauvreté (a-t-elle augmenté ?). Elle a cependant les mérites, elle aussi, de la rigueur et, à la différence des autres, de la clarté.

Dans le contexte européen, la comparaison des pauvretés s’améliorerait, d’abord en compréhension immédiate. Dans chacun des 27 contextes, il y a bien 10 % de pauvres, mais dans des situations qui n’ont pas grand-chose à voir. Il suffit, par exemple, de comparer le logement en France et en Bulgarie. Les 27 portraits montreraient, de façon saisissante, les contrastes.

Fixer un taux de pauvreté, revient à une démarche absolument relative. Celle-ci s’avère relativement vertueuse, tout comme le serait une démarche relativement absolue, en comptant, dans chaque pays, le nombre de sans-domicile et en l’agrégeant au niveau européen. Dans les deux cas, tout le monde comprend bien de quoi il s’agit.

Il ne s’agit pas, avec une telle proposition, de remplacer ce qui se déploie déjà. Il s’agit de compléter l’information du public par des données aisément intelligibles. Quand il s’agit des riches, se pencher sur les 1 % ou les 10 % les plus fortunés, en termes de patrimoine ou de revenus, semble aller de soi. Il pourrait en aller de même à l’autre extrémité des positions sociales.