Les Européens partagent-ils les mêmes valeurs? edit

4 septembre 2020

Les valeurs des Européens sont loin d’être homogènes et le clivage est-ouest reste profond. Néanmoins, presque tous les pays européens évoluent dans le même sens, avec un fort courant parallèle de développement du libéralisme culturel. Mais les peuples d’Europe occidentale et d’Europe orientale demeurent très divisés sur la question démocratique. Tels sont quelques-uns des enseignements que l’on peut tirer de l’étude «European Values» dont la dernière vague a été réalisée en 2017.

L’histoire de l’Union européenne est meublée de séances de négociation homériques – la dernière en date à propos de la réponse commune à la crise du COVID est encore dans les esprits – qui révèlent souvent de profondes divergences mais débouchent généralement sur un compromis. On se demande rarement à quel degré les oppositions des dirigeants reflètent des différences de valeurs des populations qu’ils représentent. On se doute évidemment que c’est le cas, au moins partiellement, puisque ces dirigeants sont élus et doivent tenir compte de leurs opinions publiques. Toutefois, d’autres facteurs, personnels ou géopolitiques, peuvent entrer en jeu. Les choix des dirigeants ne sont évidemment pas le strict reflet sans filtre, des opinions nationales. Il est donc intéressant de se reporter à ces opinions nationales surtout si l’on peut mesurer leur évolution dans le temps.

À quel degré ces opinions nationales des pays européens sont-elles proches ou éloignées les unes des autres ? Ont-elles tendance ou non à converger avec le temps et l’élargissement de l’Union européenne ? C’est à ces questions que ce papier tente d’apporter une première réponse en s’appuyant sur la base empirique des enquêtes européennes sur les valeurs dont j’ai déjà souvent présenté des résultats dans Telos.

Ces enquêtes sont une source d’un grand intérêt car, tous les neuf ans depuis 1981, elles posent un grand nombre de questions dont la plupart sont restées présentes à chaque vague, à un large échantillon d’Européens de toutes nationalités. On peut donc comparer, dans le temps et dans l’espace, les valeurs des Européens. Derrière le terme de « valeur », il y a l’idée que l’on cherche à capter, non pas tellement des opinions conjoncturelles sur des sujets précis, mais des tendances de fond sur des orientations normatives. Celles-ci sont analysées ici grâce à des séries d’indicateurs standardisés construits à partir de plusieurs questions très liées entre elles. Par exemple, l’indicateur de « religiosité » standardise des informations sur l’importance de la religion dans la vie, le fait de se considérer comme une personne religieuse, et sur l’ensemble des croyances religieuses.

Une des difficultés de ce type d’enquête est que le questionnaire évolue dans le temps et que cette évolution reflète elle-même l’évolution des valeurs. Par exemple, les questions sur l’environnement ou celles sur l’immigration n’étaient pas présentes dans la première vague de 1981. L’analyste est donc confronté à un choix difficile entre la profondeur temporelle des enquêtes et la diversité et l’actualité des thèmes abordés. Néanmoins des thèmes fondamentaux sur la religion, la politique, les normes morales et civiques, la confiance, les attitudes économiques, le travail, la famille, sont présents à toutes les vagues.

Le premier clivage est religieux et moral

L’analyse porte sur les quatre vagues de l’enquête postérieures à celle de 1981 (1990, 1999, 2008, 2017) qui comprennent, outre la plupart des pays d’Europe occidentale, plusieurs pays de l’Est.

Quels enseignements se dégagent d’une analyse systématique de ces données sur l’ensemble de la période étudiée (près de 30 ans) et 16 pays ? Tout d’abord, le premier clivage qui divise les Européens n’est pas politique, social ou économique, il est religieux et moral. Ce sont en premier lieu sur ces valeurs morales étroitement liées aux convictions religieuses (concernant par exemple l’attitude à l’égard de l’homosexualité, du divorce, de l’avortement, de l’euthanasie…) que se divisent les Européens. On a parfois tendance à l’oublier dans un pays comme la France massivement gagné aux valeurs du libéralisme culturel et très largement sécularisé, mais de nombreux pays européens sont très loin d’avoir renoncé aux valeurs religieuses et aux normes qui les accompagnent.

C’est ce que montre la figure 1 qui présente les deux premiers axes d’une analyse factorielle (technique d’analyse des données qui synthétise par ordre décroissant d’importance les principales oppositions entre variables qui résument l’ensemble des données analysées). L’axe horizontal oppose ainsi les Européens qui adhèrent à des valeurs traditionnelles et religieuses (à droite) à ceux qui sont proches de valeurs séculières d’autonomie et de libéralisme culturel (à gauche). Parmi les pays étudiés, la Pologne, l’Italie, la Bulgarie et la Slovaquie sont les plus traditionnels, alors que la France, les Pays-Bas, la République tchèque et la Grande-Bretagne sont à la pointe de la sécularisation et du libéralisme culturel, suivis de près par les pays nordiques.

Lecture : scores moyens des pays en 1990 et 2017 sur les deux premiers axes factoriels d’une analyse en composantes principales sur les valeurs des Européens (15,5% et 12,1% de la variance). La valeur moyenne de chacun des scores est de 0 pour l’ensemble des pays à l’ensemble des dates (1990, 1999, 2008, 2017) ; seules les deux dates extrêmes sont représentées sur le graphe pour plus de lisibilité

Le second clivage par ordre d’importance divise les Européens selon leur niveau de confiance et d’engagement dans la vie sociale et politique. L’axe vertical de la figure 1 oppose ainsi (en haut) des Européens confiants dans les autres, politisés et souvent engagés dans des associations à des Européens présentant les traits inverses. Les pays nordiques sont, de loin, les plus proches de ce pôle de la confiance et de l’engagement, alors que les pays de l’Est en sont les plus éloignés. Mais les pays d’Europe du sud (Espagne, Italie) et la France sont également placés assez bas sur cet axe de confiance.

Une évolution parallèle sans convergence

Les flèches sur le graphique montrent l’évolution de chaque pays dans cet univers de valeurs à deux dimensions entre 1990 et 2017. Un premier constat qui se dégage à ce sujet est que, à quelques exceptions près, les pays évoluent dans la même direction : les valeurs d’autonomie et de libéralisme culturel ont gagné beaucoup de terrain, probablement, comme l’avait montré Ronald Inglehart, sous l’effet du remplacement des générations et de l’arrivée de nouvelles générations plus éduquées et plus réceptives aux valeurs post-matérialistes. Ce mouvement n’est cependant pas général : plusieurs pays de l’Est présents dans l’étude ne suivent pas le mouvement ou ne le font qu’à pas comptés. La Bulgarie connaît même une évolution inverse. La Slovaquie n’évolue que timidement vers les valeurs de libéralisme culturel. L’évolution est plus franche en Pologne mais le pays partait de très loin et reste le plus traditionnel et religieux de tous les pays européens. En réalité dans ce domaine de valeurs les pays européens ne se sont pas véritablement rapprochés : l’écart-type des scores factoriels sur cet axe tradition-libéralisme culturel de l’ensemble des pays reste à peu près stable de 1990 à 2017.

Dans l’ensemble, et c’est plutôt une bonne nouvelle, les pays évoluent également vers plus de confiance et d’intégration sociopolitique (l’axe vertical), mais là encore sans qu’il y ait de convergence entre eux. C’est même plutôt le contraire puisque, sur cet axe, l’écart-type du score factoriel moyen entre pays s’est accru d’une année sur l’autre. Le niveau moyen d’adhésion des différents pays aux valeurs de confiance, d’engagements politiques et associatifs, est plus dispersé en 2017 qu’il ne l’était en 1990. Cette évolution plutôt divergente se voit d’ailleurs sur la figure 1. Les pays du nord de l’Europe, les plus engagés dans les valeurs de participation sociale, ont encore fortement progressé dans ce sens. Ils ont été presque rejoints par l’Allemagne. L’Autriche a également très nettement évolué dans cette direction. L’ensemble de ces pays se trouvent dorénavant dans le quadrant supérieur gauche du plan qui rassemblent les Européens les plus libéraux et les plus intégrés. La Grande-Bretagne et l’Espagne connaissent également une évolution en ce sens mais restent plus en retrait (même si les valeurs des Espagnols ont évolué de manière impressionnante depuis 1990, les éloignant très nettement du pôle traditionnel de valeurs auquel ils étaient rattachés en début de période).

Quant à la France elle occupe une position assez singulière. Elle est à la pointe du libéralisme culturel et de la sécularisation religieuse en Europe, mais reste très en deçà du niveau moyen de confiance et d’intégration sociopolitique des autres pays d’Europe de l’Ouest. Entre les deux dates extrêmes des enquêtes (1990 et 2017), sa position a peu évolué sur ce plan, comme c’est le cas également de son voisin transalpin.

Sur ces valeurs de confiance et d’engagement sociopolitique, la France et l’Italie paraissent donc plus proches des pays de l’Est que du reste de l’Europe de l’Ouest.  Si l’on excepte la Slovénie, ces pays de l’Est ne se rapprochent pas des pays à haut niveau de confiance, quand ils ne s’en éloignent pas (comme la République tchèque et la Slovaquie). Cette coupure persistante et parfois croissante entre l’est et l’ouest de l’Europe explique l’absence de convergence de valeurs entre pays européens.

La question démocratique

Dans les dernières vagues de l’enquête EVS de nouveaux thèmes ont été introduits – sur la démocratie, les attitudes à l’égard des immigrés, de l’environnement, ou encore des questions visant à mesurer la tendance à l’individualisme ou à l’altruisme. L’introduction de ces indicateurs dans une analyse similaire à celle menée jusqu’à présent, mais limitée à l’année 2017 pour tenir compte de ces nouvelles informations, modifie-t-elle le diagnostic ? Le premier axe de cette analyse reste inchangé, il oppose toujours les Européens selon le degré d’attachement à la religion et aux valeurs morales qui lui sont le plus étroitement associées.

Mais le second axe est différent, il porte sur les attitudes à l’égard de la démocratie. Après les valeurs religieuses et morales ce sont ces attitudes à l’égard de la démocratie qui structurent le plus nettement les opinions des Européens en 2017. Notons que ni la question de l’égalité, ni celle des attitudes à l’égard de l’économie de marché, si souvent discutées en France, ne sont très clivantes, elles ne contribuent qu’au 8ème facteur de l’analyse factorielle.

Lecture : scores factoriels moyens par pays d’une ACP portant sur 28 échelles synthétiques de valeurs en 2017. La moyenne des scores factoriels est de 0 pour l’ensemble des pays

Ces Européens attachés à la démocratie la définissent d’abord par la tenue d’élections libres, par le respect des droits civiques, par l’égalité de droits entre les hommes et les femmes, et aussi par la protection des plus démunis. Ils sont également attachés au respect des normes civiques et aux valeurs environnementales. Mais cet axe signifie aussi qu’une partie notable des Européens n’adhére pas à l’ensemble de ces principes ou n’y adhére que beaucoup plus faiblement.

C’est le cas de la plupart des pays de l’Est, mais aussi de l’Espagne et surtout de la France qui a, juste avant la Slovaquie, le score le plus bas sur cet axe d’adhésion aux valeurs démocratiques. A l’inverse, notre voisin d’outre-Rhin est le pays enquêté qui y adhère le plus nettement. Le contraste entre la France et l’Allemagne sur ces enjeux démocratiques est saisissant alors que ces deux pays sont présentés, dans la rhétorique européenne, comme un « couple » qui fait avancer l’Europe. Sans doute les dirigeants français et allemands s’y emploient-ils, mais l’enquête montre que les populations des deux pays ne partagent pas les valeurs démocratiques à l’unisson. L’histoire de l’Allemagne a manifestement laissé dans la conscience collective des traces profondes qui immunisent la grande majorité de la population contre le virus autoritaire ou la fatigue démocratique. Il n’en est pas de même en France.

Donnons quelques exemples plus concrets de ces écarts. 14% des Français, par exemple, considèrent que le fait que les individus choisissent librement leurs dirigeants lors d’élections libres n’est pas une caractéristique essentielle de la démocratie (en se plaçant en positions 0-4 sur une échelle allant de 0 à 10) ; 13% se placent au milieu de l’échelle. Au total donc, 27% des Français n’adhèrent pas de façon nette à ce principe. Les pourcentages correspondants pour les Allemands sont de 4% (en 0-4) et 4% (en 5-6). Par ailleurs 13% des Français ne sont pas opposés à l’idée que l’Armée dirige le pays (2% des Allemands). D’autres questions encore vont dans le même sens, par exemple sur l’importance des droits civiques pour protéger les personnes contre l’oppression de l’Etat.

Bien sûr une majorité assez nette de Français continuent de croire à l’importance de ces principes démocratiques, mais il est inquiétant de constater qu’une forte minorité n’y adhère plus.

Au total, l’Europe est loin de présenter un visage homogène sur le plan des valeurs et l’on ne décèle pas de rapprochement entre les différentes opinions nationales. La césure Est-Ouest reste profonde et ne semble pas se réduire. Néanmoins, la bonne nouvelle est que presque tous les pays européens évoluent dans le même sens, vers plus de libéralisme culturel et de tolérance et pour la partie occidentale de l’Europe au moins, et de façon plus modérée, vers plus de confiance et d’intégration sociopolitique. La vague de 2017 montre cependant que la question démocratique demeure l’objet d’un clivage assez profond entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. La tentation illibérale n’est pas que le fantasme de dirigeants exaltés ou provocateurs. Elle semble inscrite au cœur d’une partie de l’Europe orientale, et malheureusement aussi chez une minorité significative de Français.