La crise islamiste de la République française edit

11 novembre 2020

Les deux récents attentats qui ont frappé la France, avec le meurtre du professeur Samuel Paty et les assassinats dans la basilique de Nice – l'École laïque et l'Église catholique, réunies dans le même malheur – ont redonné une pleine acuité à une crise que connaît notre société depuis une trentaine d'années. En désignant le « séparatisme islamiste », le Président de la République a voulu caractériser le problème. Avec ce terme se mêlent des questions de nature diverse, qui s'entrecroisent mais qu'il faut cependant distinguer : d'abord, la lutte contre le terrorisme, qui a une dimension en même temps nationale et internationale, avec les mesures sécuritaires et policières qui s'imposent ; ensuite, un combat contre une idéologie politique et culturelle qui refuse les valeurs de notre République, et, plus largement, la culture et le mode de vie occidental ; enfin, la réalité de nombreux quartiers de nos villes, qui vivent repliés sur eux-mêmes et  enferment leurs habitants dans un réseau de contraintes. Ces problèmes, qui ont plusieurs dimensions, politique, sociale, culturelle, sont aussi liés  à l'expression d'une religion qui est à la fois revendiquée et utilisée, l'islam. Cela amène à comprendre que l'on fait porter à la laïcité, ce cadre dans lequel la République définit la place des religions dans notre société, un poids trop lourd. La laïcité ne peut pas résoudre à elle seule tous les problèmes. La crise islamiste appelle tout un ensemble de politiques publiques.

L'acceptation de la laïcité par toutes les composantes de notre société est le but vers lequel nous devons aller, et cela sera une bonne part de la solution. Mais, pour y arriver, il faut aussi s'entendre sur la conception de la laïcité que la République doit proposer. Le contexte dramatique actuel, qui a malheureusement toutes les chances de perdurer, donne une force à tous les partisans d'une extension des règles laïques à la plupart des activités sociales.

L'idée d'exclure le plus possible la religion de l'espace public n'est pas nouvelle. Elle fait partie du débat depuis les origine de l'idée laïque et a été présente dans les vives controverses qui ont abouti à la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État. Cela n'est pourtant pas ce qui a été retenu dans la loi et ses applications. C’est une loi d'équilibre qui établit et garantit à la fois la liberté de conscience et la liberté des cultes. Si la neutralité s'applique essentiellement à l’État et à ses agents, les tenants d'une laïcité plus extensive ont cependant raison de dire qu'il n'y a pas seulement d'un côté l'État et de l'autre la société : les religions, dans la vie sociale, ne peuvent pas aller contre la loi républicaine et ses valeurs fondamentales, par exemple l'égalité entre les hommes et les femmes, elles doivent les accepter.

Les frontières entre l'État et la société peuvent donc évoluer, et elles n'ont déjà pas manqué de le faire, selon les périodes et les enjeux. Il est ainsi incontestable que, depuis au moins les années 1960, l'État  donne une place plus importante aux religions que ne pouvaient le penser et le souhaiter les concepteurs de la loi de 1905. Il suffit de penser au financement public des écoles privées sous contrat, aux aumôneries, aux carrés musulmans dans les cimetières etc. Mais en même temps, l'État républicain est amené à veiller plus strictement au respect de la laïcité dans des activités essentielles de la société comme l'a manifesté la loi de 2004 sur le port des signes religieux ostensibles à l'école publique, et, plus récemment, en 2016, dans la loi El Khomri, l'autorisation  donnée aux entreprises de proscrire les affirmations religieuses dans leur enceinte.

De toutes manières, la loi de 1905 , loi de liberté, avait inclus dans son texte des motifs de restriction du droit d'expression des religions. La notion de respect de l'« ordre public » figure dans l'article premier de la loi. Celui-ci tend aujourd'hui, au-delà de la sécurité proprement dite, à prendre en compte les « exigences minimales de la vie en société », selon une décision du Conseil constitutionnel du 7 octobre 2010, reflétant dans le droit le mouvement à l'œuvre dans les dernières décennies.

Ces évolutions ne remettent pas en cause le fondement libéral, à la fois urique et philosophique, de la laïcité française, telle qu'elle a été définie depuis 1905. Mais elles montrent, si nous osons dire, que les « accommodements » vont dans les deux sens. Cela ne tient pas qu'à la situation de l'islam puisqu'ils concernent toutes les religions, mais l'islam pose des problèmes nouveaux qui ne pouvaient pas être pensés au début du XXe siècle.

La plupart des responsables politiques s'accordent pour dire qu'il faut distinguer l'islam comme religion de l'islamisme qui est une radicalisation de l'islam, un peu comme les républicains distinguaient le catholicisme du cléricalisme. Mais il n'en existe pas moins une interrogation, posée  en termes savants ou plus triviaux, pour savoir si l'islam est compatible avec une République laïque compte tenu des caractères historiques et culturels qui sont les siens : peut-il reconnaître la laïcité définie dans les termes de la loi de 1905 comme le mode légitime de régulation des rapports entre l'État et les religions ? Il est clair que la conviction que cela n'est pas possible, ou du moins très difficile, motive une conception de la laïcité qui entend restreindre le plus possible les expressions religieuses dans l'espace public, ou alentour des institutions. On connaît le cheval de bataille que constitue actuellement le port du foulard par les mères de famille accompagnatrices de sortie scolaires. C'est oublier cependant qu'il a fallu du temps au catholicisme, pourtant bien ancré dans la culture historique française, pour accepter la République laïque et que les conflits – avec parfois l'usage de la force comme au début du XXe siècle – n'ont pas manqué.

Les croyants, religieux ou autres (pensons aux religions séculières du siècle passé), considèrent souvent que leurs convictions sont premières. L'important est qu'ils acceptent la souveraineté de la loi républicaine dans leurs comportements quotidiens, quitte à la critiquer et à vouloir la changer ou à la faire évoluer. Après tout, c'est ce que font les adversaires du « mariage pour tous » ou de la procréation médicalement assistée (PMA). Une démocratie accepte la pluralité des expressions et la liberté d'expression, droit fondamental, vaut pour tous dans la mesure où les règles fixées par la loi sont respectées. Il est clair que les Français musulmans, et au premier chef leurs autorités religieuses, doivent faire ce travail d'adaptation à la situation française où l'allégeance des individus à l'islam comme spiritualité ne doit pas s'opposer à celle due à la loi républicaine pour des citoyens.

La volonté de limiter le plus possible les expressions de l'islam dans l'espace public aiderait-il ce mouvement souhaitable et nécessaire? On peut en douter. Elle conforterait plutôt le repli identitaire et favoriserait un soutien à celles et ceux qui ne voient d'avenir que dans un « séparatisme » et dans le refus des valeurs occidentales et des principes laïques. L'identité française est aujourd'hui travaillée par l'intrication des cultures et des religions, portée par la mondialisation et la force des techniques modernes de la communication, rendue encore plus difficile dans notre pays par  notre histoire coloniale. Personne ne peut dire que les solutions sont simples ; les politiques à mener demandent er demanderont de la fermeté et de la constance et une grande capacité de jugement politique. La présence musulmane dans la société française est un fait, elle appelle une construction déterminée et  patiente de  l'identité du XXIe siècle, une « composition française », en quelque sorte, pour reprendre le titre d'un beau livre de Mona Ozouf, qui y écrit que l'« on peut respecter et cultiver ses appartenances sans que celles-ci rendent impossible tout espace commun ».