Œil pour œil. Réflexions sur l’idée de justice en Iran edit

8 juin 2020

Le 7 mai 2020, rokna.net[1], un site iranien de faits divers, a annoncé : « Le tribunal correctionnel de la ville de Mashhad, située au nord-est de l’Iran, condamne une jeune femme à l’énucléation des yeux ». Apparemment, la condamnée avait vitriolé son amant et, depuis, celui-ci était devenu aveugle. Œil pour œil a été le verdict du juge iranien, conformément à la charia (la loi islamique). La nouvelle a été relayée par quelques militantes féministes sur les réseaux sociaux qui sont actuellement très populaires parmi les jeunes Iraniens[2] sans provoquer beaucoup de bruit. Il était impossible de trouver plus d’information : silence de la presse iranienne, des médias nationaux ; pas un mot non plus sur les télévisions persanophones situées à l’étranger et indépendantes de la République islamique.

Afin de connaître la réaction de l’opinion publique, j’ai partagé la nouvelle sur mes propres réseaux sociaux[3]. Les réactions les plus vives et les plus immédiates sont venues de la part des internautes français, indignés par la brutalité de la peine qui serait infligée à la jeune femme.

À mon grand étonnement, l’annonce de l’énucléation d’une jeune femme n’a pas retenu l’attention des Iraniens sur Twitter, ainsi que sur Facebook. La plupart des internautes, âgés de 25 à 40 ans, vivant en Iran ou ayant quitté le pays depuis peu, qui critiquent constamment la politique, les décisions, le moindre mot, les faits et gestes des dirigeants de la République islamique, n’ont pas trouvé la nouvelle digne d’intérêt. Certains d’entre eux ne comprenaient pas la nécessité d’attirer les regards sur un fait divers, après tout sans importance. « Quoi de plus banal que la justice punisse un criminel ? »

Afin d’attirer l’attention des internautes sur cette affaire, j’ai posé directement la question. Seule une minorité a répondu sérieusement à mon sondage, en se prononçant pour ou contre l’application de la loi du talion et en présentant ses arguments. Rares étaient ceux qui se disaient indignés, alors que ceux qui étaient en faveur de cette loi étaient plus nombreux, ils évoquaient l’utilité d’appliquer des peines sévères afin de dissuader les gens à commettre des crimes. Ils défendaient par la même occasion la peine capitale : « plus les peines sont sévères, moins les gens sont enclins à commettre des crimes », en établissant une relation étroite entre le crime et le châtiment. Certains trouvaient absurde toute remise en question d’une loi si ancienne, affirmant : « ce n’est pas à nous de douter de la pertinence de la loi du talion ! ».

D’autre type de réactions venait de la part des internautes favorables au régime, plus nombreux sur la toile que dans la société, puisque la République islamique investit de grosses sommes pour contrôler l’opinion publique par Internet. Dans ce cas, ils m’accusaient d’être à la solde des services secrets étrangers, le Mossad et la CIA en particulier, et me reprochaient de vouloir donner une mauvaise image du « pays de l’islam », en diffusant à l’étranger ce genre de nouvelles.

Avec une violence qui est très fréquente sur les réseaux sociaux, la majorité des commentaires tournaient l’affaire en ridicule. Une partie de ceux qui écrivaient ce genre de commentaires, se présentaient comme opposants au régime, appartenant à un cyber-groupe qui s’est donné le titre de barandaz ou le renverseur[4]. L’écrasante majorité des jeunes actifs sur les réseaux sociaux adhèrent à ce groupe qui réunit les opposants au régime des ayatollahs. L’absence de liberté dans l’espace public et l’impopularité des médias nationaux – devenus les instruments de propagande de la République islamique et qui ne diffusent que le discours officiel de ses dirigeants – sont autant de raisons qui poussent les jeunes Iraniens vers les réseaux sociaux où ils peuvent s’exprimer librement, voire s’amuser.

L’observation des comportements dans le monde virtuel est très différente d’une enquête empirique qui repose sur des interviews en face à face. Si avec l’expérience on arrive à savoir à qui et à quel type de population on a affaire sur la toile, il est pratiquement impossible de mesurer la représentativité des opinions exprimées. Mais s’il est difficile, sinon impossible, de mener un sondage d’opinion avec les méthodes classiques, il est possible – après s’être familiarisé avec ces réseaux et leur style – de reconnaître les traits communs qui meuvent les acteurs. Les réseaux sociaux ne permettent pas de connaître les discours officiels dominants. En revanche, ils reflètent l’esprit général, indépendamment des tendances politiques ou des croyances religieuses des acteurs. Ils sont également précieux par ce qu’ils révèlent les tendances politiques, culturelles, religieuses qui règnent dans une société.

La nouvelle de l’énucléation de la jeune femme, loin de donner lieu à des discussions rationnelles, a solidarisé les internautes, indépendamment de leur sensibilité politique ou religieuse, contre les militantes féministes qu’ils estimaient déconnectées de la réalité sociale en Iran. Ils ne comprenaient pas que l’on puisse s’intéresser à un événement aussi marginal dans un pays où les innocents sont torturés, violés et emprisonnés : « Dans un pays où 1500 personnes ont été assassinées dans les rues, au vu et au su de tous en novembre dernier, sans que rien ne bouge, pourquoi se soucier d’une criminelle ? ».

Certains internautes étaient satisfaits qu’enfin quelqu’un ait été puni pour un crime aussi hideux que de vitrioler un être humain. Or, lorsqu’en 2014 une vingtaine de jeunes femmes de la ville d’Ispahan, située au centre de l’Iran, ont été défigurées, dont certaines sont devenues aveugles, personne n’a jamais été arrêtée. Mais pour une fois que l’agresseur est une femme, le juge ne manque pas à prononcer l’énucléation.

Dans un pays où règne la charia, selon laquelle la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme et leurs témoignages ne sont pas acceptés à la cour, quoi de plus logique que la requête des femmes reste ignorée par la justice ? En revanche, lorsqu’elles sont responsables d’un crime, elles sont immédiatement punies. Depuis l’avènement de la République islamique, une centaine de femmes ont été pendues sur-le-champ, sans qu’ait été pris en compte le fait que leur acte relevait de la légitime défense. Sous le joug des ayatollahs, ce sont les femmes, plus que les hommes, qui sont victimes des peines prononcées par les tribunaux religieux, et sur les réseaux sociaux nombreux sont ceux qui légitiment leurs sentences.

La dérision avec laquelle les jeunes des réseaux sociaux ont traité l’affaire de l’énucléation était non seulement à l’opposé de l’indignation qu’elle a provoqué en Occident, mais elle tranchait également avec la colère des Iraniens qui ont connu ce pays avant la République islamique. Ce contraste est lié aux changements majeurs, sourvenus depuis la révolution 1979.

Fidèle la tradition shi’ite, Khoemyni a pris des mesures drastiques pour soumettre la société postrévolutionnaire à l’ordre de la transcendance. Progressivement, la conception traditionnelle du shi’isme a pénètré l’organisation politique, sociale, et judicaire. Une véritable régression a vu le jour. L’indépendance des trois pouvoirs n’était plus de mise, les institutions étatiques ont été dépossédées de leur pouvoir en étant doublées par les organisations religieuses[5]. Une nouvelle conception de la justice a vu le jour et les préceptes de la charia ont remplacé les lois en vigueur. Le système pénale a changé de structure et les nouvelles méthodes punitives sont entrées en vigueur. Désormais, l’application des châtiments corporels en public devient un spectacle quotidien.

Alors qu’en Occident, la conception moderne de la justice est entrée dans l’âge de sobriété punitive, ou comme le disait Foucault, le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie de droits suspendus[6] ; dans la justice de la République islamique, le corps est pris dans une logique du pouvoir qui le considère comme son domaine, il est donc constituant de la peine. Le pouvoir religieux se donne le droit d’avoir prise sur le corps des justiciables, il s’affiche sur leur corps et met en spectacle l’exercice de son plein pouvoir. À travers la mise en scène publique des châtiments-spectacles, le pouvoir politique affirme son emprise, non seulement sur le justiciable, mais sur l’ensemble des membres de la société (ses sujets). Ces spectacles pathétiques sont les manifestations emphatiques d’une violence institutionalisé qui s’exerce sur la société et qui a pour but d’impressionner ses membres, en vue d’étouffer toute voix d’oposition et d’assujettir la société.

Plus de quarante ans de violence étatique a tellement paralysé la société iranienne qu’aujourd’hui l’indifférence et la dérision sont devenues les mécanismes d’autodéfense qui permettent aux jeunes de supporter une vie difficile. Bien qu’une grande majorité d’entre eux se disent opposés à la République islamique, mais ils ont inconsciemment intériorisé ses normes et valeurs et ne voient pas comment elle les maîtrise, manipule et exerce sur eux son pouvoir. Dans la mesure où ils sont incapabables de saisir les stratégies de la domination religieuse ni de comprendre son fonctionnement interne, la République islamique continue à régner sans partage.

 

[1] https://www.rokna.net. Plusieurs d’autres sites officiels iraniens ont également confirmé la nouvelle, voir : http://www.tabnak.ir et http://www.mashhadfori.com.

[2] Depuis mai 2017, je suis quotidiennement plusieurs milliers des jeunes à l’intérieur et à l’extérieur du pays sur les réseaux sociaux. Plusieurs groupes témoins ont été construits pour observer une partie d’entre eux de plus près. Ces analyses sont issues de cette enquête qui est en cours de réalisation.

[3] Linkedin avec 1300 abonnés dont 3% d’Iraniens, Facebook avec plus de 9000 abonnés dont 70% d’Iraniens et Twitter plus de 8300 abonnés qui sont tous Iraniens.

[4] Sur Twitter, il y a une partie consacrée à la « bio » du détenteur du compte, où les internautes présentent en quelques mots leurs idées politiques, leurs tendances générales ou leurs goûts artistiques. Les faux comptes sont faciles à détecter, puisqu’il n’y a rien ou rien de cohérent dans cette partie. Il y a également d’autres manières de distinguer les vrais des faux comptes.

[5] Comme l’armée par le Sépah, la police par le Bassij, le système judiciaire par la justice islamique, les universités sont détruites de l’intérieur et doublées par l’Université islamique où rien n’est conforme aux standards universels… Dans La Jeunesse Iranienne, une génération en crise, 2001, j’ai présenté une analyse approfondie de cette opération destructrice.

[6] Miche Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1976, p.18.