Faut-il sauver Detroit ? edit

27 novembre 2008

Le séisme industriel, social et politique que provoquerait une faillite des « big 3 » (Ford, GM et Chrysler) plaide pour un sauvetage urgent. Qui pourrait accepter d'un cœur léger la destruction à terme d'un million d'emplois, une perte de revenus de 150 milliards de dollars et une explosion du chômage dans le Michigan l'Indiana et l'Ohio ? Les dirigeants industriels et syndicaux font même valoir qu'au delà des pertes de revenus et d'emplois bien rémunérés et bien couverts socialement c'est l'ensemble du secteur manufacturier qui serait en péril. Et d'ajouter que pour un emploi manufacturier dans l'automobile, ce sont au total 10 emplois induits dans l'industrie, les services l'immobilier qui sont en cause. Mais avant donc de considérer ces retombées économiques politiques et sociales qui justifieront demain, sous une administration Obama, un sauvetage du secteur, arrêtons-nous un instant sur le dossier industriel proprement dit. Les big 3 méritent-ils d'être sauvés ?

GM, Ford et Chrysler vendent aujourd'hui des véhicules inadaptés à la demande, plus coûteux à produire que ceux de la concurrence, plus gourmands en énergie et plus polluants. En 20 ans leur part de marché sur le marché américain a baissé de moitié. La sanction du marché a donc précédé, et de beaucoup, la crise actuelle.

L'inadaptation à la demande se lit dans le rétrécissement progressif de la gamme offerte par les manufacturiers de Detroit puisqu'ils se sont concentré sur le segment des SUV (véhicules à quatre roues motrices) et ont abandonné progressivement à leurs concurrents asiatiques et européens le milieu de gamme (Toyota, Honda, Nissan) et le haut de gamme (Mercedes, BMW...).

Les surcoûts de production qu'on évalue à 1500/2000 $ par véhicule sont dus à des coûts salariaux et à des charges sociales que ne supportent pas leurs concurrents étrangers installés aux Etats-Unis. Une moindre efficacité productive et une moindre capacité à différencier l'offre des firmes de Detroit aggrave le problème.

Le déni de la contrainte énergétique et environnementale est évident quand on voit la place des 4X4 dans l'offre de véhicules pour particuliers. Les " gas guzzlers " flattent peut-être les goûts américains quant le gallon d'essence est à un dollar, mais quand il passe à quatre le rejet est immédiat. Detroit n'a cessé de promettre des véhicules sobres en exposant des prototypes propulsés par des moteurs électriques ou même à hydrogène mais, quand la demande de véhicules hybrides a explosé, les " big 3 " étaient aux abonnés absents.

Comment expliquer que ces entreprises qui incarnaient le rêve américain, qui ont tout inventé en marketing, en gestion de production et en organisation, aient aussi lamentablement failli ?

L'histoire ne date pas d'hier. En fait, en trois occasions majeures - le premier choc pétrolier, la crise du tournant des années 80 et la crise actuelle - les firmes de Detroit, loin de répondre à une transformation de leur environnement économique et réglementaire par des réponses innovantes et une adaptation de leur modèle économique, ont préféré jouer la montre, investir dans le lobbying et pratiquer la fuite en avant commerciale et le déni écologique.

C'est dès le premier choc pétrolier que Detroit a commencé à décrocher. Face au renchérissement brutal du pétrole, les firmes de Detroit vont continuer à promouvoir une fausse diversité grâce à leurs marques pléthoriques, abandonner le segment nouveau des véhicules compacts et sobres en énergie aux nouveaux entrants japonais, jouer des failles réglementaires pour éviter les normes environnementales, et faire pression sur les parlementaires pour obtenir des avantages fiscaux permettant le renouvellement accéléré du parc automobile. Quant les temps nouveaux commandaient l'invention de véhicules sobres, les big 3 faisaient le choix des SUV qui ne subissaient pas une réglementation environnementale aussi sévère que les véhicules plus classiques.

Au tournant des années 80/90 l'industrie automobile se réinvente en Europe et en Asie, de nouveaux concepts automobiles apparaissent, la baisse des coûts de production devient une priorité absolue face aux pays émergents qui montent en puissance. La politique des plates-formes uniques par segment de marché, la modularisation, le partenariat avec des équipementiers autonomes sont autant de réponses européennes à ces nouveaux défis. La réponse des big 3 est à nouveau politique : comment contrôler et réduire les flux d'importation. Les " Voluntary export restraints " sont imposés aux exportateurs japonais qui dès lors décident de porter la concurrence sur le territoire américain.

Plus près de nous les crises énergétiques et financières révèlent les faiblesses des big 3 alors que les Japonais disposent d'une offre adaptée et que les producteurs européens savent gagner de l'argent même en situation de retournement.

Ce sombre bilan industriel milite donc clairement pour laisser les big 3 faire faillite et bénéficier du régime du Chapter 11 pour mener à bien leur restructuration. Un apport en trésorerie de 25 milliards de dollars ne réglerait rien à leur impasse stratégique. Fin 2007 les liquidités disponibles chez GM étaient de 30 milliards et de 37 chez Ford. GM estime aujourd'hui que son exploitation sera en péril début 2009 par manque de liquidités : le rythme de consommation de cash ne peut que s'accélérer et les aides publiques seront vite insuffisantes.

Fermer une usine sur deux pour éliminer les surcapacités, effacer le surcoût social (GM a deux fois plus de retraités à sa charge que de salariés actifs), supprimer au moins une marque sur deux, réduire drastiquement le réseau de distribution, redonner leur liberté aux filiales étrangères performantes peut être réalisé bien plus efficacement à l'abri des protections du Chapter 11 qu'en faisant survivre des entités économiques et des managements faillis dans leur forme actuelle.

Une telle action de restructuration, si elle était accompagnée d'une forte augmentation des crédits publics de R&D pour développer des véhicules propres, des moteurs à faible consommation et de moyens financiers supplémentaires pour requalifier les personnels, permettrait cette réinvention du modèle industriel de l'automobile que Detroit a été incapable de mener à bien depuis 30 ans.

Pourtant cette solution a peu de chances d'être adoptée. Le séisme industriel et social que provoquerait malgré tout la faillite des big 3 interdit au nouveau président de laisser faire. La question donc se déplace : comment faire en sorte que ce sauvetage ne donne pas d'idées aux autres industries et comment éviter une guerre des aides publiques entre Européens, Américains, et Asiatiques ?

Plus la crise s'approfondit, plus les risques de récession se matérialisent et plus les demandes d'aides vont se multiplier. Il faut donc que les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités en expliquant inlassablement que ce ne sont pas les banques qu'on sauve mais un bien public précieux, la stabilité financière : l'aide aux banques ne peut donc servir de précédent. S'il n'y a pas de risque systémique dans les faillites automobiles on peut plaider l'urgence et le caractère déflagratoire de la faillite des " big 3 " pour tout le secteur manufacturier. La chute de la demande en octobre a été de près de 32% ! De plus la concentration géographique des sinistres industriels pose des problèmes politiques évidents. Il faut donc faire en sorte que l'intervention publique ait les mêmes effets qu'une restructuration sous Chapter 11 ce qui signifie que les pouvoirs publics devront prendre le pouvoir dans ces firmes après recapitalisation, ils devront mener les restructurations nécessaires et probablement socialiser la protection sociale d'entreprise. A l'arrivée on aura bien une industrie qui aura radicalement muté.

Enfin l'action publique devra être encadrée par un accord international sur les aides publiques dans le secteur, faute de quoi l'on déchaînerait un mouvement protectionniste de grande ampleur. Déjà les industriels chinois réclament des aides au nom des aides que les Américains s'apprêtent à accorder et il en sera de même en Europe.

Avec le naufrage de Detroit, on entre dans une nouvelle séquence de la crise globale, celle où les désordres financiers font naître les tentations protectionnistes. La solution apportée à la faillite de Detroit sera aussi importante par ses effets sur l'économie réelle que le non-sauvetage de Lehman sur le système financer.